Accueil | A la Une | [Cinéma] « Läif a Séil », au bout de la langue

[Cinéma] « Läif a Séil », au bout de la langue


Face à un scénario écrit dans un luxembourgeois hybride, Jules Werner (au centre) glisse que lui et ses collègues avaient «peur de partir en impro». (photo Samsa Film/Artémis productions/Anna Krieps)

Comment Loïc Tanson, Frédéric Zeimet et Ian De Toffoli ont créé une langue luxembourgeoise hybride dans un double souci artistique et historique, pour le western Läif a Séil.

Drame historique, western, «revenge movie», Läif a Séil est tout cela à la fois – et plus encore. Le premier long métrage de Loïc Tanson, qui est arrivé mercredi dans les salles de cinéma, est une sombre histoire de vengeance, située peu de temps après l’indépendance du Luxembourg dans un hameau reculé au nord du pays. Ce «premier western luxembourgeois», haletant et réussi, est aussi le résultat d’un travail méticuleux sur la langue luxembourgeoise, qui a demandé à la fois une certaine expertise et la liberté de pouvoir la manier. «Si on fait un film en luxembourgeois qui se passe au XIXe siècle, on ne peut pas parler le luxembourgeois d’aujourd’hui», jugeait le réalisateur en conférence de presse. Mais entre le luxembourgeois contemporain et «officiel» et les variations régionales d’il y a deux siècles, il y a un fossé.

Loïc Tanson assure avoir toujours voulu tourner le film dans la langue nationale. Mais pour atteindre son objectif, le travail sur le scénario s’est révélé très méthodique : le film a été coécrit avec le scénariste Frédéric Zeimet en français, puis traduit, au moins en partie, dans un luxembourgeois hybride. L’auteur Ian De Toffoli dit être arrivé sur le projet «il y a deux ou trois ans», à un moment où «le scénario était complet mais pas totalement terminé» – une certaine partie du dialogue était traduite en luxembourgeois, le reste en français. Son travail, il le résume à deux missions : «vérifier le niveau de langue et son utilisation», et «trouver une langue que l’on pourrait prêter à cette communauté perdue dans les Ardennes luxembourgeoises».

«Il est toujours délicat d’utiliser la langue luxembourgeoise en art, analyse Ian De Toffoli, car on n’en a pas l’habitude. Les films et pièces de théâtre en luxembourgeois ont tendance à être un peu trop bavardes, et les dialogues, trop fastidieux et artificiels. Au cinéma en particulier, le dialogue doit être naturellement rapide pour qu’il fonctionne.» L’écrivain reconnaît qu’un «paradoxe» se cache derrière la volonté artistique de créer une langue hybride pour chercher le réalisme historique et géographique. «Loïc et Frédéric n’avaient pas implanté cette communauté dans une région précise. On a donc considéré les différentes variations dialectales du nord du pays, puis on a défini un point sur la carte, en se disant que c’était ainsi que les personnages pourraient parler.»

Le film est allé plus loin que les intentions de l’écrit

En résumé, «on a joué avec cette langue», dit Ian De Toffoli, mettant en avant un travail «régi par différentes règles linguistiques et de prononciation régionales, dans un cadre qui n’était absolument pas strict». Il définit cette langue comme «artificielle d’apparence naturelle». De même, la prononciation et l’intonation – ce que Ian De Toffoli appelle «l’accent» – ont été modernisées à travers un mélange de règles empruntées au luxembourgeois contemporain et d’autres plus archaïques et localisées. Les deux scénaristes et leur collaborateur ont pointé du doigt «la peur du ridicule» si le luxembourgeois entendu dans le film devait coller à la réalité historique d’une langue trop éloignée de celle que l’on connaît aujourd’hui.

Tout le travail fourni sur la (re)création de la langue doit être, en fin de compte, au service du film. Ainsi, le scénario est une première chose, un élément théorique. La seconde concerne l’interprétation de cette langue par les acteurs. Dans ce long métrage plutôt laconique – une posture propre au genre du western –, la présence des acteurs à l’écran est assez intense. Selon Jules Werner, qui incarne le terrifiant patriarche Graff, «la langue nous a aidés à entrer dans cet univers et dans cette époque. On s’est tous bien marré au début, mais on a vite pris beaucoup de plaisir à pratiquer cette langue.» Ian De Toffoli prend l’acteur en exemple pour parler de la subtilité de l’interprétation : «Le personnage de Jules est gros et costaud, il marmonne, les mots sortent lourdement de sa bouche… Il a physiquement incorporé l’intonation des variations linguistiques; elles lui viennent naturellement.»

Et si l’acteur glisse que lui et ses collègues avaient «peur de partir en impro» – tous ont acquiescé puis se sont tournés, hilares, vers l’acteur Philippe Thelen, originaire du nord, qui se serait laissé aller, seul, à quelques libertés linguistiques sur le tournage –, Ian De Toffoli révèle un «petit secret» : «L’accent, il ne faut pas le forcer. Il faut l’incorporer puis l’ignorer. Et le travail des comédiens est très réussi.» L’auteur n’a pas visité le tournage ni la salle de montage, mais le film s’est réécrit durant cette période. Même si Loïc Tanson précise que «tout était dans le scénario» et que «le travail avec Ian De Toffoli et l’université du Luxembourg a été nécessaire pour donner vie à cette langue», son coscénariste rectifie : «Au début, on a des intentions d’écriture, puis, à mesure que le projet avance, on trouve le juste équilibre du film.» Ian De Toffoli souligne pour sa part que «Loïc avait vraiment la liberté d’utiliser ou non par moments ce que je proposais; quand des mots que l’on a écrits devenaient gênants, il les a modifiés, détournés. Tout cela pour le bien du film.» Frédéric Zeimet conclut : «Le film est allé plus loin que les intentions de l’écrit.» Et ce, à tout point de vue.

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.