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[Théâtre] Myriam Muller sur tous les fronts 


Dans Elena, Myriam Muller aborde dans une atmosphère de thriller glacial la lutte des classes et des genres.(Photo : julien becker)

Entre son activité aux Théâtres de la Ville de Luxembourg et les cinquante ans du Centaure qui approchent, Myriam Muller n’arrête plus. Ce qui ne l’empêche pas de mettre en scène Elena, pièce glaciale aux résonances nationales.

Cela fait plus de trois années qu’elle est rangée dans les tiroirs, car le premier confinement et l’embouteillage artistique l’ont empêchée de sortir plus tôt. Voilà qu’arrive enfin la pièce Elena, tirée du film d’Andrey Zvyagintsev. Un récit qui aborde dans une atmosphère de thriller glacial la lutte des classes et des genres. Un drame cruel qui, s’il se passe originellement en Russie, trouve des échos sensibles au Luxembourg et dans toute l’Europe de l’Ouest, où les riches prospèrent et les pauvres se multiplient. Face au mutisme (ou la légèreté) d’un pays devant la situation, Myriam Muller prend les choses en main. Une nécessité pour elle, malgré ses nombreuses occupations en ce début de saison. Entretien.

Vous êtes « artiste associée » aux Théâtres de la Ville de Luxembourg. Qu’est-ce que cela signifie?

Myriam Muller : Ils ont eu envie de s’entourer de gens qu’ils connaissent et qui aiment bien la maison, pour qu’ils s’y impliquent de manière différente en dehors des habitudes comme mettre en scène, écrire, jouer… On se retrouve, par exemple, à faire de la médiation avec le public ou à accompagner de jeunes artistes, comme je le fais avec Céline Camara pour son travail de recherche, à l’instar d’une marraine. Normalement, ce statut est censé durer trois ans, mais il n’y a pas eu de contrat, juste une poignée de main. Il va falloir être vigilante (elle rit).

Malgré tout, vous arrivez avec une nouvelle pièce qui, comme Breaking the Waves en 2019, est tirée d’un film. Est-ce un matériel que vous appréciez?

Disons que je cherche avant tout des histoires qui m’inspirent, et ça peut venir d’une pièce, d’un livre, et ce coup-ci, d’un scénario… C’est le récit qui vient à moi, pas l’inverse!

Est-il difficile de prendre ses distances vis-à-vis d’une œuvre filmique déjà existante, avec sa narration et ses images? 

Le film en question, je l’ai vu il y a longtemps, et pas depuis. C’est sûr, il y a des images qui me reviennent, mais c’est tout. Après, vous pouvez monter Hamlet de mille façons, au final, ce sera toujours Hamlet! Bref, l’exercice est identique pour n’importe quelle pièce de théâtre : on s’approprie l’histoire, on l’adapte et on y ajoute des éléments qui font sens.

On est au théâtre, pas au cinéma : il faut des mots!

Comme quoi, par exemple?

D’autres textes, philosophiques et anthropologiques, que j’ai écrits ici. Ils étayent le sujet de l’instinct animal chez l’homme, à mes yeux central dans le récit. C’était nécessaire, car c’est un scénario taiseux, avec beaucoup de silence. Mais on est au théâtre, pas au cinéma : il faut des mots! Sans oublier qu’Elena est un film moins connu que Breaking the Waves. D’ailleurs, je ne me souviens pas qu’il soit sorti au Luxembourg, même si Andrey Zvyagintsev est un réalisateur régulièrement primé. Disons alors que j’ai pu l’aborder avec plus de liberté, à ma façon.

Qu’est-ce qui vous a plu dans Elena?

Ses nombreux thèmes : l’aliénation de la femme au quotidien, l’injustice sociale, l’impossible évolution et affranchissement, qu’il soit de classe ou de genre… J’avais aussi envie de parler d’une autre génération de couples, en l’occurrence celle de nos parents, où les femmes étaient très assujetties à leurs maris, financièrement parlant.

On y évoque la perversion des valeurs morales par l’argent, l’égoïsme et la domination. Est-ce, selon vous, une métaphore de l’époque?

Oui, parmi d’autres. Il y a toute une frange de la population où la vie tourne encore autour de l’argent. Le film se déroule en Russie, et à travers les confrontations binaires entre riches et pauvres, on pense d’abord aux oligarques et à ceux qui vivent dans les cités-dortoirs. Mais franchement, pas besoin d’aller aussi loin! En Europe de l’Ouest, les situations sont similaires.

Même au Luxembourg, non?

Oui. Au pays, il y a des gens ultrariches, et comme pour Vladimir, le personnage du film et de la pièce, on ne sait jamais d’où vient leur fortune. Parallèlement, il y a aussi des personnes très pauvres, de plus en plus nombreuses, mais ça, personne n’ose en parler frontalement. Elle est seulement abordée de manière pittoresque, un peu comme dans les films d’Andy Bausch. Mais en parler de manière crue, cruelle, non, ça, on évite! D’où la nécessité d’adapter une telle œuvre au théâtre, souvent fréquenté par des gens issus de la bourgeoisie. Je suis curieuse de voir comment ils vont la recevoir.

Ce n’est donc pas une histoire russe?

Non. Andrey Zvyagintsev l’a même volontairement débarrassée de toute anecdote biographique ou historique. Sa transposition n’en est que plus aisée.

L’ambiance de la pièce est glaciale. Est-on proche d’une référence comme Ingmar Bergman? 

Oui. C’est une de mes références esthétiques, bien que je n’aie pas gardé cette froideur jusqu’au bout (elle rit). Et pour cette pièce, il y en a une autre : Andreï Tarkovski, pour l’approche onirique.

Certains spectacles nécessitent que l’on soit au plus près de la chair, des sentiments…

A-t-on affaire à une sorte de conte noir?

Clairement. On est dans la déshumanisation de l’être humain, qui se retrouve dans une situation où il est obligé de survivre, un peu à la Darwin. Mais il y a un personnage qui cherche à s’affranchir de ce prédéterminisme, coûte que coûte… En tout cas, partir sur ce thriller sombre et visuel après avoir mis en scène Songe d’une nuit d’été, ses couleurs, ses chansons, ses danses, ça change! Moi, ça m’amuse. J’adore changer de registre.

Casting XXL, vidéos et musique en live… Une fois encore, vous visez grand. Est-ce votre signature?

C’est surtout le fruit d’une époque. On a la chance, aujourd’hui, d’avoir ces moyens techniques à portée de main, qui permettent à la fois d’être au plus près des comédiens, par le biais de la vidéo, tout en étant dans un espace incroyablement grand. Ce n’est pas pour faire genre : certains spectacles nécessitent que l’on soit au plus près de la chair, des sentiments. Pour le public, plonger dans l’âme des comédiens, c’est quelque chose de superbe.

La pièce parle de la condition de la femme et du poids du patriarcat. Vendredi, lors des Lëtzebuerger Theaterpräisser, personne n’a évoqué le projet Unmute Power Abuse, qui vise à lutter contre les violences sexuelles et les discriminations dans les arts de la scène au pays. Qu’en pensez-vous?

Je n’y étais pas, car je répétais. Je préfère alors ne pas m’avancer. Personnellement, en tout cas, c’est une lutte dont je m’empare dans chacune de mes pièces, et qu’il faut continuer d’appuyer.

La pièce

Elena est la seconde femme de Vladimir, riche retraité qui a fait sa connaissance dix ans auparavant alors qu’il était hospitalisé et qu’elle était son infirmière. Leur union est basée sur un rapport de servilité et un échange de services. Elena fait office de femme, de bonne, de cuisinière pour Vladimir, qui lui offre une vie sans souci matériel. Mais quand le fils d’Elena, Frank, se retrouve en difficulté financière, Vladimir ignore ses supplications. Le petit-fils d’Elena, Sacha, en échec scolaire, traîne avec des voyous. Frank incite Elena à demander de l’argent à son riche mari pour inscrire Sacha dans une école privée, mais Vladimir refuse. Elena concocte alors un plan pour trouver malgré tout l’argent…

Première jeudi à 20 h. Jusqu’au 6 octobre. Grand Théâtre – Luxembourg.

Début novembre, vous allez fêter les cinquante ans du Centaure, dont vous êtes la directrice. Preuve que l’on peut aimer le théâtre grand format et un autre, plus contenu…

C’est cela! Ces trois petites maisons (NDLR : Centaure, TOL et Casemates) sont véritablement le berceau de la scène théâtrale du Luxembourg. Célébrer cet anniversaire, c’est rendre hommage à tous ces bénévoles, amateurs et passionnés qui font que l’on est encore là aujourd’hui. Toutes les festivités vont tourner autour de cette idée, dans une sorte de coup de chapeau, de grand merci. Il y aura des portraits de personnalités ayant marqué le lieu, une publication-rétrospective, des interviews, la projection d’anciennes pièces… Ce sera une radioscopie du Centaure, mais surtout du théâtre en général.

Pour cette cinquantième saison, comment se porte-t-il?

Plutôt bien! On a une salle comble tout le temps, et la peur postcovid semble s’être éloignée. On a aussi une nouvelle équipe très active, et avec elle, on va démarrer la saison avec Le Chant du cygne de Tchekhov, l’histoire d’un vieux comédien qui se réveille dans une salle vide.

Attaquer une saison anniversaire avec une pièce qui s’appelle Le Chant du cygne, c’est assez paradoxal, non?

(Elle rigole) C’est clair. C’est presque une boutade!

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