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Le théâtre sans limite de Julien Gosselin


Julien Gosselin, 36 ans, aime les formes rares, pourvu que ça chahute et que ça interpelle. (Photo : simon gosselin)

Le metteur en scène, avec ses créations denses et radicales, détonne dans le milieu. Sa dernière, Extinction, après un passage remarqué l’été dernier à Avignon, arrive la semaine prochaine au Luxembourg. Rencontre.

Toutes ses pièces, partout où elles passent, des Particules élémentaires d’après Michel Houellebecq à Joueurs – Mao II – Les Noms (Don DeLillo) et 2666 (Roberto Bolaño), font parler d’elles. Pour leur longueur, leur puissance, leur singularité, leur côté subversif et total. La dernière, Extinction, jouée par sa troupe (Si vous pouviez lécher mon cœur) et des membres de la Völksbühne berlinoise, coproduction des Théâtres de la ville de Luxembourg, ne fait pas figure d’exception. Un spectacle fleuve, inspiré du roman éponyme de Thomas Bernhard, qui dépeint la fin de la culture bourgeoise dans le Vienne du début du XXe siècle. Julien Gosselin, 36 ans, aime les formes rares, pourvu que ça chahute et que ça interpelle. Personne n’en sort indemne. Ni le public, ni lui-même. Entretien.

Selon vous, le théâtre est-il le lieu de tous les excès ?

Julien Gosselin : Disons que le théâtre doit être un endroit où l’on voit des choses que l’on ne voit pas d’habitude, de l’ordre de l’inconnu. C’est un lieu de liberté fort, car il n’est pas soumis à des contraintes économiques trop importantes. En tant que spectateur, si je sors d’un spectacle avec un sentiment de déjà-vu, ça me frustre! Alors oui, de fait, ça peut comprendre l’excès, mais ça n’est jamais mon intention de départ. Quand je fais un spectacle, je me dis toujours : « Qu’est-ce que les gens attendent? Quelle est leur zone de confort? Et à quel moment elle peut être dépassée? » Ce sont trois axes importants.

Vous en parlez comme du seul « art véritablement impur ». Est-ce pour cela que le théâtre est malléable à souhait ? 

Oui, car on y met ce que l’on veut. Quand je réfléchis à un nouveau spectacle, comme actuellement, j’ai plusieurs choix qui s’offrent à moi : travailler sur l’installation, y inclure de la peinture, de la performance, de la musique, de l’image… C’est une chance folle! Historiquement, le théâtre s’est construit d’un milliard de possibilités. Ce n’est pas un art propre. Mieux, il n’a pas besoin d’être beau.

Le théâtre plus « classique » vous ennuie-t-il ?

Il y a des gens que j’admire et qui font du théâtre dont la forme, à première vue, peut paraître classique : des acteurs sur une scène avec des costumes et un texte du répertoire. Pourtant, derrière les standards, ça peut être radical et étrange, comme c’est le cas, par exemple, avec la metteuse en scène Marie-José Malis. Parallèlement, on peut faire du théâtre ennuyeux et pénible avec de la vidéo et de gros moyens…

Vous dites encore du théâtre que c’est un « punching-ball ». Êtes-vous encore en lutte avec lui ? 

Oui. Si on demande aux gens ce qu’est le théâtre, 99 % d’entre eux donneront une même définition, qui tient de l’ordre du patrimoine, de l’héritage de l’époque classique. Ça provoque chez moi une certaine colère. Et y répondre, c’est une nécessité! De la même manière qu’on ne choisit pas des textes parce qu’ils nous ressemblent, on ne choisit pas un art parce qu’il est celui que l’on veut faire. Il doit poser des problèmes, et amener des réponses. Si j’avais réglé toutes mes questions et mes batailles contre lui, je ne ferais plus de théâtre. Ou alors, je passerais mon temps à le célébrer, ce qui n’est guère plus intéressant… Ce qui est joyeux avec un art que l’on pratique, c’est aussi de pouvoir se battre contre lui.

Le théâtre n’est pas un art propre. Il n’a pas besoin d’être beau

Dans vos longues mises en scène, parfois éprouvantes, vous n’épargnez pas le public. Le prenez-vous en compte ?

Je crois à l’idée de la confrontation en art, ou disons au travail d’opposition entre le spectateur et l’œuvre. C’est sûr que je ne fais pas un théâtre empathique. J’aime que les gens puissent être parfois dans un rapport contradictoire, ou contrarié.

Avec Extinction, vous démarrez avec un set techno, avec une partie du public sur scène, et l’autre passive. C’est osé…

Je voulais créer une séparation à l’intérieur du public. Regarder des générations, des formes de rapport à l’art qui se confortent. Cela ne veut pas dire que ceux qui restent assis ne sont pas moins intéressants que ceux qui se lèvent. Moi, par exemple, je serais resté dans les gradins… Mais si la question est : « Quand le public sort à l’entracte, pas content, est-ce intentionnel? » Oui, c’est évident! Mais je ne le fais pas par perversité. D’ailleurs, je pense que la plupart des gens ont conscience de ce jeu-là, et y voient une forme de complicité malicieuse.

Idem pour les comédiens. Avec vos pièces intenses, pensez-vous les pousser dans leur jeu ?

Les acteurs et actrices qui travaillent avec moi sont des gens qui cherchent une forme d’intensité, d’impossible. Je n’en connais pas qui vont vers le faisable, le mou… Ils sont heureux quand on leur demande d’aller creuser des zones intérieures, ou quand ils savent qu’ils seront regardés de manière différente. En tout cas, jamais je ne les emmènerais dans des endroits où ils risquent de se faire mal. Même si je remarque de plus en plus qu’ils veulent aller encore plus loin que moi.

Vous êtes associé à la Volksbühne de Berlin. Qu’avez-vous appris de cette école et des traditions théâtrales d’un pays ?

Depuis que je suis jeune, j’ai toujours été plus proche, dans mes goûts, des théâtres allemand et néerlandais que français, à travers des auteurs comme Frank Castorf, Jan Lauwers… Je n’ai alors pas eu l’impression de débarquer en terres étrangères. Bien sûr, il y a des différences de pratiques, d’habitudes. J’ai dû m’y faire. Mais dans ce qui est de la recherche esthétique, c’était simple, car j’étais déjà très proche d’eux.

Avec la présence de votre troupe, Si vous pouviez lécher mon cœur, Extinction est-il alors l’expression d’un théâtre à l’européenne ?

L’idée que le théâtre qui se produit aujourd’hui puisse être pensé comme étant européen, c’est important. À l’époque, en tant que jeune metteur en scène, j’étais confronté à d’autres de ma génération, venant de différents pays et continents. Pour tous, montrer son travail en Europe, être soutenu par les institutions européennes, ça avait du sens. C’était essentiel artistiquement, mais aussi essentiel à leur survie. Moi, je vis dans un pays où on a la chance de pouvoir monter des créations en autonomie. Ce n’est pas le cas pour d’autres, dans lesquels l’argent pour la culture manque. Ce que j’ai vu, ce sont des gens qui croyaient à l’idée d’un partage européen, voire méditerranéen et mondial, des idées, de la pensée, de la création… D’ailleurs, je n’ai pas envie d’être un représentant national, ni celui d’une culture millénaire. Le théâtre offre la possibilité de croiser les regards, d’aller voir ailleurs, de découvrir de nouvelles formes. Je crois beaucoup à cela.

Cette pièce, comme beaucoup d’autres chez vous, est tirée d’œuvres littéraires. À quel moment savez-vous qu’un livre peut faire une pièce ?

C’est variable et il n’y a pas de règle. C’est plutôt un déclic qui se passe sur trois pages, qui tient à rien : le langage, l’urgence de ce qui est raconté, des détails qui sautent aux yeux… Mais ça reste un exercice difficile à expliquer… Michel Houellebecq le dit mieux que moi : il raconte que, quand il écrit, il a des phases de doutes qui durent des mois, puis arrive quelque chose qu’il appelle un nœud de nécessité, où tout devient alors très clair. Là, par exemple, je passe mon temps dans les librairies, j’achète des centaines de bouquins et je me dis que je n’y arriverai jamais. Puis quelques lignes apparaissent, les choses se font nettes, et ça repart!

La disparition de l’humanité est un sujet qui vous est cher. Êtes-vous un angoissé chronique ? 

(Il rigole) Je n’ai pas mal au ventre tout le temps pour rien, mais oui, je suis quelqu’un qui peut être torturé. Dans mon cas, il s’agit plutôt d’état dépressif que d’angoisse, même si ça doit se rejoindre! Par exemple, il y a quelque temps de ça, j’étais incapable d’imaginer quoi que soit en raison de la fin du monde, d’un point de vue écologique, qui rendait toute production théâtrale stupide et vaine. Ça a duré un an… Mais bon, le mieux, c’est quand même de poser la question à mes proches. Ils seront plus précis que moi!

Mes acteurs et actrices veulent aller encore plus loin que moi

Une pièce peut-elle être alors cathartique ?

Disons que ça règle quelque chose. Il y a une phrase que dit l’actrice Rosa Lembeck dans le dernier monologue de la pièce : pour procéder à l’extinction de tout, il faut d’abord commencer par soi-même. C’est que j’ai fait. Je ne sais pas si ça soulage, mais il fallait que ça sorte!  Et maintenant, je dois me débrouiller pour trouver autre chose (il rit).

Vous êtes actuellement en pleine recherche créative. Vous dites-vous : « Qu’est-ce que je pourrais faire que je n’ai pas encore osé faire » ? 

Pas exactement. Répondre à « Qu’est-ce que je pourrai faire? », tout court, ça serait déjà bien! Après oui, je me pose toujours des questions de forme. Je sens que l’amour d’un livre ne me suffit plus à rêver d’une création. Par exemple, avec Extinction, quand j’ai dit à mon dramaturge, « il faut que ce soit en trois parties, qu’il y ait un concert pur de musique violente et que, au lieu de le mettre à la fin, on le mette au début », c’est la forme qui m’a permis de trouver le spectacle. Pas l’inverse.

Dans ce sens, avec cette manière singulière de construire vos pièces, vous sentez-vous piégé ? 

Oui, mais c’est bien! Il faut toujours se sentir piégé, comprendre pourquoi et essayer de rater encore plus la fois d’après. Le pire, c’est de penser qu’on ne l’est pas et de faire la même chose constamment. Se sentir déstabilisé, c’est essentiel.

Extinction. Les 23 et 24 mars. Grand Théâtre – Luxembourg.

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