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« Extinction » : dansons sur les cendres du monde et du théâtre


(Photo : christophe raynaud de lage)

Coproduction du Grand Théâtre de Luxembourg, Extinction, de Julien Gosselin, a agité le festival d’Avignon. La chronique d’une fin du monde annoncée entre DJ set, tragédie viennoise filmée en noir et blanc, et monologue aiguisé au scalpel. Saisissant.

Les nuits au festival d’Avignon peuvent être longues, surtout quand c’est Julien Gosselin qui s’occupe des réjouissances. Adepte des pièces marathons, le metteur en scène aime prendre des risques et pousser le geste théâtral dans ses tout derniers retranchements. Il n’hésite d’ailleurs pas à répéter à ses comédiens : «Il faut que la salle soit vide à la fin!». Pourtant, le public, bien que souvent saisi, éprouvé et groggy, reste jusqu’au bout, comme poussé par une forme de masochisme. Ce fut le cas pour ses anciens spectacles, des Particules élémentaires d’après Houellebecq à Joueurs – Mao II – Les Noms (Don DeLillo) et 2666 (Roberto Bolaño). Que du long format, jamais en dessous de quatre heures.

Moins de deux ans après Le Passé, adaptation de textes de l’auteur russe Léonid Andréïev dans laquelle il était déjà question de disparition de l’humanité, une «angoisse générale» selon lui et ce qu’il en a dit à l’AFP, il donne cette fois-ci à voir et ressentir non pas une ni deux, mais «trois fois une extinction». Une idée qui le ronge depuis quelque temps. «Je voulais faire un spectacle sur la fin du monde mais pas dans un monde décadent, plutôt dans un monde bien portant, haut culturellement», précise Julien Gosselin, 36 ans. Avec Extinction, il file alors du côté de l’Autriche, au début du XXe siècle, «dans quelque chose qui est extrêmement délicat, fin, intellectuel», relate-t-il.

Les uns sur scène,
les autres en tribune

Une société qui se croyait vainqueur, au-dessus de toutes les autres, mais qui portait déjà en elle les germes de la barbarie et de la mort à venir. On est à Vienne en 1913, ville qui domine l’Europe avec en son sein les plus grands peintres, médecins, musiciens et écrivains de l’époque. C’est le temps de l’insouciance, avant l’arrivée de la guerre, du dégoût. Cette civilisation, à son apogée tout en étant au bord du gouffre, prend vie à travers les mots taillés au scalpel des écrivains autrichiens Arthur Schnitzler, Thomas Bernhard et Hugo von Hofmannsthal. Un parfum d’apocalypse porté, en français et en allemand, par une troupe d’acteurs-techniciens qui se mêlent à l’envi (en l’occurrence la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur, en collaboration avec la célèbre Volksbühne de Berlin).

Une fois encore, le théâtre de Julien Gosselin (d)étonne, prend à revers, surprend. Dans la cour du lycée Saint-Joseph d’Avignon, il franchit même un nouveau palier, en lançant sa pièce… par un set électronique de 45 minutes! Un concept auquel une partie du public prend part active, grimpant sur scène (parfois en douce pour dépasser les normes de sécurité imposées par les pompiers), profitant de la grande fête et des largesses de la production, qui offre des bières à tout-va. Les autres prennent place comme d’habitude dans les gradins, pour un premier acte distant et frustrant pour eux. En débutant de la sorte, ce qui «ne ressemble strictement pas à du théâtre», admet le metteur en scène, «on crée chez certains spectateurs une joie immense et chez d’autres une opposition par rapport à ce qu’ils sont en train de voir».

Le recours quasi systématique à la vidéo

Car comme il le reconnaît, dans sa définition du théâtre, «il n’y a pas forcément un rideau rouge, les trois coups…». C’est même, dit-il, «le premier art véritablement impur, qui combine à la fois le chant, la poésie, les arts plastiques, la lumière». Julien Gosselin aime la radicalité et l’affiche haut et fort. «Je ne me pose pas la question de savoir si ça ressemble ou pas à l’idée préconçue que les gens se font du théâtre (…). Je me suis fait une sorte de joie de décevoir les gens qui ont une vision, disons, assez fermée du théâtre, et qui ne sont généralement pas contents quand ils voient mes spectacles», assume-t-il, avant de lancer : «Je ne fais pas du divertissement!».

Je ne fais pas du divertissement!

Une saillie que le public, qui vient de vivre sa première extinction, «uniquement par la puissance de la musique, par la violence des corps», aura tout à loisir de méditer pendant les vingt minutes de pause suivant cette entrée en matière bondissante, à laquelle se sont jointes deux comédiennes (dont l’Allemande Rosa Lembeck, figure principale de la pièce), filmées au cœur d’une foule d’agités devenus figurants. Le temps que l’équipe technique (de très haute volée) pose le décor du second acte – soit celui d’une maison bourgeoise – et l’on repart pour une nouvelle épreuve : une soirée mondaine en noir et blanc dans laquelle la vidéo domine les échanges, pour ne pas dire qu’elle les contrôle totalement.

Thomas Bernhard, écrivain qui «détruit tout»

Après la bacchanale d’ouverture, qui fait penser au début du film La grande bellezza de Paolo Sorrentino, on change d’ambiance et de références : Luchino Visconti et David Lynch prennent le relais, voire Stanley Kubrick et son Eyes Wide Shut. Devant les masques et les agapes, une nouvelle fois, le public est comme tenu à l’écart, réduit à un rôle de voyeur qui ne peut suivre les débats que sur écran géant. Il ne verra en effet jouer les acteurs et actrices qu’à travers les images montrées en live. Et devra s’en contenter. S’il avoue être tenté par le cinéma, Julien Gosselin précise toutefois : «Cela ne remplacera jamais la joie que j’ai à faire du théâtre (…). Tous les jours, on remet ça, c’est du pur présent! C’est la chose qui me rend le plus heureux du monde».

Une joie peu perceptible dans l’assistance, éprouvée et envoûtée par ce qu’elle voit – ou cherche à voir : une folle assemblée bourgeoise, bien mise, mais aux relents nauséabonds. Ainsi, parmi l’ivresse et les volutes de cigarettes surgiront inceste, drogue, viol, suicide et perversités en tout genre, pour se finir comme c’était au départ annoncé : un massacre en bonne et due forme, cette fois-ci en couleur et dans des moyens techniques maigres, genre VHS. Le troisième et dernier acte pousse définitivement les curseurs et le public à résister à la fatigue : un monologue très écrit, corrosif et au féminin, extrait du dernier roman de Thomas Bernhard datant de 1986 (qui donne son titre au spectacle). Un écrivain dont Julien Gosselin confesse avoir redécouvert l’écriture avec ce texte d’une «très grande violence», qui «détruit tout».

Autant dire qu’après plus de 5 h 30, ballottés de faillites humaines à leur conjuration, le corps est en morceaux et l’esprit, lui, est animé par de furieux sentiments, qui tiennent autant à la frénésie qu’au recueillement. Oui, avec Julien Gosselin, les nuits sont longues à Avignon, peut-être encore plus pour certains, comme Tom Leick-Burns, directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg, présent sur place, et qui verra Extinction débouler chez lui en mars 2024. Il devra sûrement trouver avec son équipe une solution pour garder tout le sel de cette pièce grandiose, sans succomber à l’envie de la morceler ni à celle de la programmer trop tôt, comme c’est malheureusement de coutume au pays. À l’instar de cette dernière image de flamme qui brûle, il pourra se dire qu’il y a toujours de l’espoir. En toute circonstance.

Extinction sera visible au  Grand Théâtre (Luxembourg)
les 23 et 24 mars 2024.

 

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