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Dans Les Crabes, Denis Lavant prend chair


Après avoir joué Les Crabes à Avignon dans la mise en scène explosive de Frank Hoffmann, Denis Lavant et Maria Machado se remettent dans le bain au TNL.

Créé en juillet à Avignon, le «cauchemar comique» de Roland Dubillard Les Crabes, avec Denis Lavant, arrive ce soir au TNL, mis en scène par son directeur, Frank Hoffmann.

Au début, il y a eu une rencontre fortuite, à la terrasse d’un café de la Ville-Haute par un après-midi de printemps. Une silhouette dégingandée qui passait là par hasard, que l’on connaît pour l’avoir vue sur scène ou au cinéma, notamment dans les films de Leos Carax. On salue Denis Lavant sur le trottoir d’en face, qui s’approche, puis s’installe, trop épaissement habillé sous la chaleur de mi-mai. Dans les poches de son manteau trois quarts en feutre, une vieille édition, écornée et déchirée par endroits, des Crabes, de Roland Dubillard. La pièce a été créée au festival d’Avignon, le 7 juillet dernier, dans une mise en scène de Frank Hoffmann, en coproduction avec le Théâtre national du Luxembourg (TNL). Au moment de cet improbable apéro printanier (et à l’eau pétillante!), Denis Lavant était au Luxembourg pour la première d’une série de répétitions de ce spectacle «abordé sur les chapeaux de roues»; cinq mois plus tard, on le retrouve, par téléphone cette fois-ci, à l’issue d’un filage «très prometteur». La première luxembourgeoise de la pièce est attendue ce soir, avec quatre représentations supplémentaires programmées jusqu’au 18 octobre.

Il y a longtemps que Denis Lavant et Frank Hoffmann ont travaillé ensemble pour la première fois. Mais le comédien n’a pas oublié avoir joué Dans la solitude des champs de coton de Koltès, en 2004, «sous la tutelle» du fondateur et directeur du TNL. Près de vingt ans plus tard, en novembre 2022, les deux se sont «re-rencontrés» quand un premier spectacle d’après Dubillard et joué par Denis Lavant, Je ne suis pas de moi, a fait un détour par le TNL. «Au fil d’une discussion a émergé l’idée de faire Les Crabes, et les questions qui en découlent : comment envisager de monter cette pièce avec une structure, comment être viable financièrement… Bref, toutes ces choses dont je ne m’occupe pas!», lâche en riant le comédien. «Pour Frank, ça a été l’occasion d’aborder ce matériau qu’il n’avait jamais appréhendé auparavant.»

La pièce manquante

Peu connu en France, pratiquement anonyme hors des frontières de l’Hexagone, Roland Dubillard, disparu en 2011, à 88 ans, considérait Les Crabes, qu’il a écrit en 1971, comme un «cauchemar comique». Soit le face-à-face de deux couples, l’un jeune, l’autre âgé, à l’intérieur d’une villa qui ressemble à un Airbnb avant l’heure. Une pièce effrayée et effrayante, «extrêmement sincère» et «pas du tout évidente à jouer», explique Denis Lavant. «Le verbe de Dubillard est très poétique, mais il faut l’assumer tout le temps, car cette poésie est unique à l’auteur. Manier son verbe, ça se mérite! (…) Le rire, chez Dubillard, naît de la cruauté. La pièce Les Crabes parle de l’anéantissement du couple et du rapport entre les générations. Les personnages sont très destructeurs. C’est un peu Les Liaisons dangereuses, revues sous un angle plus familier.»

Pour le comédien, qui l’a découvert «d’abord comme poète» avant de se familiariser, tardivement, avec le dramaturge, Roland Dubillard était une sorte de pièce manquante dans sa carrière – même si Denis Lavant «réfute ce mot» qui lui «évoque plutôt l’extraction de pierres», préférant parler du «chemin» qu’il mène sur les planches depuis une quarantaine d’années. Lui qui a joué Beckett (souvent) et Ionesco (beaucoup moins, quoiqu’il garde le vif souvenir d’une récente production «inhabituelle» du Roi se meurt, jouée au Mexique à l’occasion du Jour des morts) est particulièrement touché, chez «ce grand poète absolument caustique» qu’était Dubillard, par «sa vision de l’humanité, vue à travers une loupe déformante mais profondément lucide, riche en humour et en fantaisie».

Manier le verbe de Dubillard, ça se mérite!

Dans la pièce, Denis Lavant partage la scène avec Maria Machado, qui fut la compagne de l’auteur : «Elle est la mémoire vivante de l’existence de Dubillard, indubitablement. Elle a partagé les quarante dernières années de sa vie, a créé certains de ses rôles (NDLR : dont celui de la jeune fille dans Les Crabes) et, depuis des années, elle essaye de faire retentir l’œuvre de cet auteur tombé en désuétude, oublié.» C’est elle qui a fait publier les Carnets en marge, collection de textes entretenus durant cinquante ans par l’auteur; elle aussi qui a tiré de cet ouvrage et mis en scène le spectacle Je ne suis pas de moi, premiers pas de Denis Lavant dans l’univers mordant de Dubillard. Elle, enfin, qui est la pièce centrale de l’équipe «hétéroclite mais familiale» réunie pour la pièce : le jeune couple est interprété par Nèle Lavant, fille du comédien, et Samuel Mercer, petit-fils de Maria Machado (la fille de la comédienne et metteuse en scène, Maya Mercer, a créé quant à elle les costumes et les éléments visuels du décor).

Savoureuses retrouvailles

Pour autant, «la mise en jeu de tout cela, qui s’établit d’abord par un dialogue entre les comédiens et le metteur en scène, n’a pas été facile», selon Denis Lavant, qui se souvient de «la rencontre entre deux fortes personnalités». D’un côté, la gardienne du temple Dubillard, «qui a une ancienneté de partage avec la poésie de l’auteur et un avis sur la manière de la jouer»; de l’autre, Frank Hoffmann, qui «découvrait ce dramaturge à la langue très particulière, qui fait passer les comédiens par un état de transformation à travers les mots eux-mêmes, avec l’altération du langage». Une difficulté pourtant vite balayée quand le directeur du TNL s’est montré «le plus objectif possible vis-à-vis du texte» : «Le regard de Frank a été précieux. On s’en est servi comme d’une structure solide, un cadre. En tant que comédien, c’est tout ce que je demande. Il a été un très bon guide, très ouvert à l’échange, avec du répondant et, parfois, des éruptions d’émotions. Les personnages étant à fleur de peau, forcément, ça crée des trous d’air, des perturbations…»

Pour Denis Lavant – mais aussi, assure le comédien, pour le reste de l’équipe –, les retrouvailles avec Les Crabes, trois mois après Avignon, sont bien plus savoureuses. «Une création à Avignon, c’est tendu, jamais agréable, d’autant plus qu’on a joué ce spectacle en alternance avec Je ne suis pas de moi pendant trois semaines! C’était un miracle de voir que la pièce a été très bien reçue (…) L’heureuse découverte, en reprenant ce texte farfelu, c’est qu’il s’est décanté. On n’en tient plus les rênes, on l’aborde avec décontraction. Ça devient vraiment plaisant à jouer.» Roland Dubillard sera de nouveau dans la bouche de Denis Lavant fin novembre, à l’occasion des célébrations autour du centenaire de la naissance de l’auteur, à la Maison de la poésie, à Paris – cette fois pour un autre texte oublié du «poète-philosophe», Méditation sur la difficulté d’être en bronze. «Pratiquer Dubillard, c’est quelque chose que j’aime beaucoup. J’espère que cela va continuer.»

Frank Hoffmann a été un très bon guide, très ouvert à l’échange, avec du répondant et, parfois, des éruptions d’émotions

La pièce

Un couple jeune reçoit en villégiature un couple âgé. L’attrait du lieu est la pêche au crabe… La location de la maison leur permettra d’échapper aux huissiers. Les locataires arrivent avec leurs germes de discorde, leur chien introuvable, suspect de cacher une bombe dans ses boyaux pour faire sauter le territoire. Ils ont des moustaches qui font exploser les rasoirs. Un seul de leurs pieds dans la baignoire et la baignoire déborde. S’ils mangent, les crabes leur pincent l’estomac pour qu’ils vomissent. Ils sont lubriques, accidentés et drogués. Ils ont le choléra, le désespoir métaphysico-politique, une sorte de cancer de l’âme.

Infos et billets : www.tnl.lu

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