Accueil | Culture | [BD] La bête n’est jamais celle que l’on croit

[BD] La bête n’est jamais celle que l’on croit


Des enfants du royaume sont sauvagement tués par «une bête cruelle». (photo Dargaud)

Une meneuse de loups mène l’enquête sur un tueur d’enfants illuminé en plein Moyen Âge. Un polar saisissant de Thomas Gilbert, qui raconte l’indéfectible violence des hommes au détriment de la nature et des animaux.

«Le monde est fou !» Au détour d’un sentier, parmi les nombreux qui serpentent les Causses du Quercy (dans le Lot, France), un personnage a la juste formule, qui trouve d’autant plus son sens au tournant de l’an mille, «période de révolutions et de crises multiples», précise l’auteur en postface. C’est là, au cœur «d’une région sauvage» et de «terres reculées» que Thomas Gilbert a placé son nouveau récit, dont les échos ramènent à ses deux dernières histoires : Les Filles de Salem (2018) et Nos corps alchimiques (2021). Un triptyque (édité chez Dargaud) qu’il voit comme un «cycle sur la violence et l’injustice», lui qui avoue détester «tout système qui s’en prend aux faibles, aux souffrants, aux invisibles».

Brunehilde est de ceux-là. Vagabonde et nomade, elle fait alors halte dans les villages pour proposer ses services, indifférente aux rumeurs qui l’accompagnent. Car elle n’est pas que guérisseuse mais aussi meneuse de loups, compétence qui la rapproche de la sorcière et de l’hérétique. Qu’importe ! La jeune fille, à l’aise dans la forêt (son domicile) et auprès des bêtes (ses compagnons), est un modèle de bienveillance et d’altruisme. Selon son mentor, elle doit «tisser le lien entre la nature et les hommes, pour qu’ils n’oublient pas d’où ils viennent». Une tâche d’ampleur à la vue de ce qui se passe aux alentours : famine, guerre, croyances ancestrales et montée du christianisme.

C’était épuisant mais nécessaire !

Au-delà des rumeurs et des légendes, une affaire l’inquiète : des enfants du royaume sont sauvagement tués par «une bête cruelle», d’une force surhumaine, sorte de bête du Gévaudan locale. Un loup, assurément, clame la populace. Brunehilde, elle, refuse d’y croire : elle sait que ce sont les hommes qui «transgressent les lois du monde» et tuent par plaisir ou par folie. «Ils n’ont aucune morale, ils ne respectent que le pouvoir, la force ou le meurtre», lâche-t-elle à son compagnon de route, Paulin, bonimenteur qui compte profiter de ce «monde changeant» pour se faire de l’argent. Ensemble, ils découvrent au gré de leur route la pauvreté, la bêtise et la peur. Et dans leur sillage, l’assassin guette…

Comme l’explique Thomas Gilbert, son ouvrage «s’attache aux animaux, à ceux et à celles qui les comprennent et au sort qu’on leur réserve», sans oublier «la part d’animalité enfuie en chacun(e) de nous et à ce que nous en faisons». Mieux, au fil de son histoire, deux partis se dessinent clairement : celui incarné par Brunehilde, proche des animaux et des hommes, altruiste et réfléchie, les pieds ancrés dans la terre. Et les autres, fous de Dieu cherchant dans le ciel des réponses à leurs malheurs, villageois perdus dans leur mysticisme et figures étatiques brûlant et exécutant à tout-va pour asseoir leur force et leur pouvoir. Une violence qui se ressent à l’image et dans le texte. «Épuisant mais nécessaire» pour l’auteur.

Voilà donc un polar médiéval de haute tenue, qui ramène (un peu) au Nom de la rose et aux Rivières pourpres, mais aussi au livre de Michel Folco, Un Loup est un loup (1995). Un roman graphique captivant, fantasmatique et féministe, parfois gore, coincé d’une certaine façon entre les ténèbres et les cieux. Dans l’obscurité des plateaux et la touffeur des forêts, l’injustice règne et les morts s’empilent, noirceur contrebalancée par des dessins qui renvoient aux anciennes enluminures, baignées de lumière divine. Peu tentée par cette mystification, Brunehilde, libre et affranchie, sait que «l’homme est un loup pour l’homme» (locution d’ailleurs peu sympathique pour l’animal) comme le dira plus tard Thomas Hobbes. Mais aussi, qu’avec un peu plus d’humanité et de culture, il est capable de belles choses. Il serait temps de défendre l’idée.

La Voix des bêtes, la faim des hommes, de Thomas Gilbert. Dargaud.

L’histoire

Brunehilde est meneuse de loups. Elle vit à la fin du Moyen Âge, période incertaine où le christianisme combat intensément pour gagner les populations, essentiellement rurales. Considérée comme une sorcière, elle doit se méfier des brigands, des bêtes, des esclavagistes, de l’accueil des villageois. Quand elle arrive dans cette vallée forestière du sud-ouest de la France, elle découvre une situation terrible : de jeunes gens sont atrocement tués dans les bois, mutilés, et le village est persuadé qu’un démon ou un loup-garou sévit. Première suspecte, Brunehilde, aidée de Paulin, un vague commerçant itinérant croisé en route, est vite obligée de mener l’enquête sur ces meurtres…

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.