La galerie Zidoun-Bossuyt troque, l’espace d’un mois, ses vues mercantiles et se pose en musée avec la première présentation au Luxembourg de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat. Événement.
C’est l’exposition de tous les superlatifs. Jean-Michel Basquiat, un génie de l’art pictural du XXe siècle, en est l’objet. Cet avant-gardiste vivait comme il peignait, dans une urgence vitale. Il aura traversé les années 80 comme dans un souffle, à peine auréolé que déjà emporté par une compagne sournoise, l’héroïne, à l’âge de 27 ans, laissant pourtant derrière lui une vaste œuvre de plus de 1 000 tableaux et 1 500 dessins.
À l’instar de ces stars fugaces, ces artistes incandescents, il ne laisse désormais personne insensible, de Xavier Bettel à Lydie Polfer, qui ont donné leur patronage à l’exposition, en passant par le touriste lambda du Grund, s’arrêtant sur le portrait d’un ange métissé aux dreadlocks recouvrant la vitrine de la galerie Zidoun-Bossuyt. Par ce choix audacieux, celle-ci fête le premier anniversaire de son nouvel espace de la plus belle des manières, récompensée aussi dans ses efforts de réunir ici une vingtaine d’œuvres – la plupart jamais exposées.
« C’est un boulet de canon qui arrive ! »
«C’est assez exceptionnel de les avoir», note Audrey Bossuyt, vite relayée par son partenaire Nordine Zidoun : «C’est plus facile quand on connaît les collectionneurs», qu’ils ont dénichés, grâce à leur longue pratique dans le milieu, en Belgique, au Luxembourg et en France. Parmi eux, Richard Rodriguez, fan de la première heure, rappelle que le culte voué aujourd’hui à Basquiat n’avait rien d’une évidence dans les années 80. «Les musées lui préféraient Combas, explique-t-il. Je me suis pourtant battu.»
Bien plus tard, sur ses conseils, le Centre Pompidou, longtemps opposé à l’artiste – pour des «antécédents de familles négrières», lâche le collectionneur – consentira à mettre la main à la poche pour une toile (Slave Auction). «Elle valait 200 000 dollars. Maintenant, elle est estimée à 30 millions.» Un rejet qui confirme cette tendance forte : on trouve plus facilement du Basquiat chez les particuliers que dans des institutions dignes de ce nom. Nordine Zidoun développe les raisons de ce désamour, observable aussi chez lui, aux États-Unis : «C’était un des premiers artistes afro-américains. De plus, il n’a pas fait d’école d’art et a commencé avec les graffitis. Pour les gens en place, c’est un boulet de canon qui arrive !»
Un ovni bien plus crédible que certains n’osaient le croire : «C’était un véritable peintre, un génie même. Il était très cultivé. Sa mère l’emmenait régulièrement au MoMA. Il y a ce film merveilleux de Schnabel où on le voit devant Guernica. Il dit : Maman, je voudrais être un grand peintre comme Picasso. Il a alors 7 ans.» Une des influences reconnues de Basquiat, dont l’œuvre, fournie, s’inspire d’autres figures majeures : Jean Dubuffet pour sa «maîtrise de l’art brut» ou encore Robert Rauschenberg et Cy Twombly pour ce qui est de la grande tradition picturale américaine – à ses débuts, d’ailleurs, ne l’appelait-on pas «The Young Rauschenberg» ?
Mais aussi Egon Schiele, avec qui il partage la précocité, l’anticonformisme, la mort prématurée et le soutien d’un mentor : Klimt pour l’un, Warhol pour l’autre. On retrouve ce dernier dans deux grandioses peintures, fruit de la collaboration du maître et de l’élève. Mieux, du père et du fils ? Richard Rodriguez : «Oui, c’était un rapport filial : Basquiat était en rupture avec son père, un comptable qui jouait au golf, un homme de la haute société qui méprisait son travail. Quand Warhol est mort, il a arrêté de peindre durant six mois et est retombé dans la drogue. Il l’a rejoint un an et demi après…»
«Il peignait sur tout ce qu’il trouvait»
Toutes les œuvres réunies chez Zidoun-Bossuyt témoignent de ces multiples blessures, morales ou physiques – jeune, il a été renversé par une voiture et en a gardé un appétit pour l’anatomie humaine, notamment à travers les croquis minutieux de Léonard de Vinci. Tous ses autres thèmes fétiches sont aussi présents dans une peinture «violente» et anarchique, aux multiples annotations et phrases barrées : les mythologies sacrées du vaudou et de la Bible, la bande dessinée, la publicité et les médias, la musique («Il était un fan absolu de Maria Callas»), l’affirmation de sa négritude, les violences policières (le magnifique Irony of Negro Policeman)…
L’exposition «Jean-Michel Basquiat – Now ! Luxembourg» témoigne aussi de sa boulimie pour la peinture. Thermopolae, «tableau-sculpture» datant de 1985, est une belle illustration de cette ardeur. Nordine Zidoun : «Il peignait sur tout ce qu’il trouvait : portes, frigo, chaises, vêtements…» Autre caractéristique chez lui, explique Richard Rodriguez : son insatisfaction permanente. «Il repeignait toujours sur ses peintures, comme dans une recherche de simplification de son travail (…) Il fallait lui retirer le tableau des mains, sinon, il pouvait le refaire entièrement.» Florentine Red (1983), avec ce masque africain et ce pied à la Picasso, relate bien ses envies de recomposition. «Il y a peut-être un superbe tableau qui se cache derrière», s’enthousiasme le galeriste. De l’entrée type muséale (biographie, remerciements et mur à la craie avec skates suspendus, style «underground») aux différentes toiles, la visite s’achève au sous-sol où sont réunis des dessins, agrémentés d’une vidéo.
«On trouve peu de beaux dessins. Peut-être une centaine valables sur 1 500», poursuit le collectionneur. Outre celui qu’il a généreusement prêté, on en découvre certains portant les stigmates du travail acharné de l’artiste. Salissures, pliures, déchirures… Sur un, une trace de basket – «on pourrait savoir quelle pointure il faisait !» Sur un autre, un blanc loin d’être pur, «le marchand a nettoyé les traces de doigts. Franchement, il faut être idiot !» On pourrait citer encore d’autres anecdotes sur Jean-Michel Basquiat, dont la fureur d’exister a laissé de vives traces, persistantes. Le mieux reste encore de les vivre.
Grégory Cimatti