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«Nightsongs» raconte Esch et ses bruits


Perche à la main, bleu de travail et casque sur les oreilles, voilà Samuel Reinard en train de récolter ce patrimoine sonore sur le déclin. (photo DR)

Le musicien Samuel Reinard donne une voix à la ville d’Esch-sur-Alzette et à son passé sidérurgique. Un projet pluriel et collectif qui parle de la nuit et, surtout, d’une histoire bientôt silencieuse.

C’est un son qui a rythmé tout le bassin industriel. Celui qui, les soirs d’été trop chauds, berçait les enfants tandis que les pères trimaient, à quelques mètres de là, dans la touffeur des hauts-fourneaux. C’est également le son des noctambules, des fêtards aux gosiers secs, des insomniaques aux yeux cernés, des âmes vagabondes. Finalement, de tous celles et ceux qui, dans leurs errances nocturnes, voyaient au loin les ardentes agitations des monstres d’acier, menaçants mais vitaux pour une région entière.

Samuel Reinard s’y est longtemps frotté, lui, le gosse d’Esch-sur-Alzette, «minettsdapp» dans l’âme, fils d’un ingénieur à l’Arbed. L’usine de Belval, il pouvait la voir depuis sa chambre, quand celle-ci ne s’invitait pas à table lors des repas en famille. Les sirènes du pont roulant, le hurlement du métal, les lamentations des machines, il connaît bien. «Ça m’a accompagné toute mon enfance», dit-il. Au point, inconsciemment, de s’incruster des années plus tard dans ses compositions signées Ryvage. «On me dit souvent qu’il y a un côté industriel dans ma musique.»

«Submergé» par les cathédrales d’acier

Il était donc la personne toute trouvée pour s’attaquer au projet «Nightsongs», lui qui, depuis longtemps, imaginait déjà «collecter et conserver» tous ces bruits, témoins d’un monde sidérurgique en train de disparaître. Inexorablement. «À un moment ou un autre, tout sera silencieux !», lâche-t-il. Une envie qui va alors se matérialiser sous l’impulsion d’Esch2022 et du collectif ILL (Independent Little Lies), chargé de production. Restait alors pour cet oiseau de nuit, qui passe de longues heures en studio alors que tout le monde dort, à partir sur le terrain pour capter ces sons, avant que ceux-ci ne deviennent murmures.

Dès 2019, «j’ai commencé à faire des tests sur différents sites», précise-t-il, à ArcelorMital (Belval), toujours en activité, et au FerroForum (Schifflange), à l’arrêt quant à lui. D’abord en solo, puis avec l’équipe du CNA (Centre national de l’audiovisuel) et le collectif Mad Trix. Perche à la main, bleu de travail et casque sur les oreilles, le voilà sur place à récolter ce patrimoine sonore sur le déclin (fidèle à la technique dite du «field-recording»). «Au départ, j’ai été impressionné, submergé même, par les lieux, démesurés.» Avant d’écouter ce que ces cathédrales d’acier ont à lui offrir. «On ne sait pas ce que l’on attrape! Mais il fallait que ce soit réutilisable.»

Un nouveau «souffle de vie»

Grâce à l’appui d’ingénieurs, qui ont «dompté» tous ces bruits jusqu’aux plus discrets et lointains – «il y en a certains qu’il fallait apprendre à connaître» –, il se retrouve à la tête d’une collection de quelque 200 sons. Certains sont naturels, d’autres provoqués : «Dans les espaces vides, on a par exemple fait résonner les murs avec différents objets et joué avec la réverbération», confie-t-il. «Un souffle de vie» nouveau qui correspond bien à l’idée derrière «Nightsongs» : dépasser le simple archivage et en proposer une «interprétation artistique».

Samuel Reinard s’explique : «C’est un emprunt, une mise en contexte et aucunement une illustration» avec, comme but final, une «réflexion sur la mémoire et la nuit» et un «hommage à Esch et ses bruits». Sa banque de données, il va alors la mettre à disposition d’une brochette de musiciens amis, branchés comme lui électronique : Pol Belardi, Jérôme Klein, Claire Parsons, Them Lights, Cehashi, Pascal Schumacher, Aufgang, Sun Glitters ou Toh Imago (à qui l’on doit notamment l’album Nord Noir, fait de samples du monde de la mine).

Un voyage dans le temps et l’espace

«Des sons à contraintes pour des interprétations libres !» Voilà comment il résume la proposition, pas «si simple» en effet à aborder d’un point de vue créatif, mais tellement emballante humainement. «D’habitude, je travaille seul, mais là, ç’aurait été dommage de ne pas partager !» Bien qu’il signe sous Ryvage quelques-unes des compositions, la majeure partie des morceaux sont le fruit de collaborations et d’allers-retours artistiques. «J’étais très curieux de ce qui allait en ressortir. Et intéressé de voir comment quelqu’un peut ressentir la ville d’Esch sans jamais y avoir habité.»

Le résultat ? Un assemblage cohérent de morceaux bondissants, planants, lumineux ou encore mystérieux qui, de Ciel Rouge jusqu’à L’Aube, raconte la nuit et ses fantômes, du rêveur aux agités des clubs. Histoire d’inscrire le dessein dans une boucle temporelle (et de lui donner au passage un peu plus de consistance), Samuel Reinard a également imaginé un fil rouge fait de bribes de paroles et de monologues intérieurs, à travers le récit de trois personnages séparés par six décennies (entre 1980, début du déclin industriel, et 2045).

Invitation à la déambulation

Il n’en dira pas plus, préférant la déambulation à l’explication : «Ces morceaux s’écoutent idéalement la nuit en marchant. Vous mettez votre casque, vous regardez ce qui vous entoure, vous laissez le moment agir…» D’ailleurs, depuis le mois d’avril, une compilation géolocalisée est d’ores et déjà disponible (via l’application gratuite GOH), permettant de visiter le site de Belval dans une atmosphère «poétique» et «envoûtante». Une expérience que Samuel Reinard conseille : «Ça parle du fait d’être à l’écoute. On est implanté dans cette beauté post-industrielle. On lève les yeux, on prend son temps, on redécouvre ces vestiges…».

Une mémoire ravivée aussi sur scène, cette fin de semaine à la Kulturfabrik, avec un concert réunissant Pol Belardi, Toh Imago et Ryvage. «On aurait aimé avoir tout le monde sur scène, mais quatorze musiciens à gérer, c’est très dur à faire d’un point de vue logistique.» Sur le vinyle qui sort le même jour, toute la bande sera toutefois réunie autour de quinze titres, avant de retrouver certains d’entre eux dans l’installation immersive prévue au Bridderhaus pour la mi-octobre, bouclant ainsi la boucle de ce voyage entre passé, présent et futur. Avant un long silence.

Mixtape géo-localisée nocturne / site Belval

Depuis le 9 avril, une compilation géo-localisée peut être téléchargée via l’application gratuite GOH. Une création sonore changeante permettant une expérience sonore individualisée selon l’itinéraire entamé (13 points actifs). Le parcours est d’une distance totale de 2,5 kilomètres pour une durée approximative de 45 minutes.

Concert / Kulturfabrik (Esch-sur-Alzette)

Au programme samedi à partir de 20 h : l’univers jazz 2.0 du multi-instrumentaliste Pol Belardi, la techno hypnotique du producteur français Toh Imago (signé sur le label InFiné) et l’électronique aux sonorités industrielles de Ryvage. DJ set de Miss Sappho.

Installation sonore / Bridderhaus (Esch-sur-Alzette)

Dès le 15 octobre, une installation sonore immersive, ayant recours à la technologie de la diffusion audio «spatialisée» (mise en place par Mad Trix), sera proposée dans l’ancien hôpital, désormais résidence d’artistes.

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