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Compensations fiscales : les arguments bancals de la ministre à la Grande Région


Corinne Cahen a clos le très bon débat organisé par 100.7 depuis quelques semaines, sur la thématique des compensations fiscales dans la Grande Région (Photo d'illustration : Didier Sylvestre).

La ministre à la Grande Région s’exprimait mardi sur 100.7, pour clore la table ronde sur les compensations fiscales. Les arguments opposés par Corinne Cahen, pour exprimer le refus d’une compensation fiscale envers les régions frontalières, ne sont objectivement pas toujours en phase avec le sujet. On fait le point.

Le contexte

Les frontaliers sont plus de 200 000 au Grand-Duché, ils représentent 47 % des actifs du pays, avec une surreprésentation dans les domaines les plus productifs (tertiaire, industrie). Cette mine d’emplois est précieuse pour les régions voisines, qui attirent de nouveaux habitants. D’un autre côté, les frontaliers contribuent de façon importante au budget du Luxembourg. Que ce soit directement (impôts sur le revenu, impôts sur les entreprises dans lesquelles ils créent de la richesse) ou indirectement (coûts de formation externalisés, chômage à la charge des pays de résidence, problème du logement déporté sur les régions voisines, etc.)

Il est difficile de cerner la hauteur de cette contribution. «Les externalités positives apportées par les États frontaliers, ainsi que les impôts et taxes versés par les actifs et retraités frontaliers s’élèvent à 4,4 milliards d’euros en 2019», estime un responsable technique du Sillon lorrain.

Nous tenterons de vérifier ce chiffre ces prochains temps. Une chose est certaine : en 2016, pour les seuls frontaliers français, nous avions fait un calcul qui dépasse le milliard d’euros, basé sur quatre taxes : impôt sur le revenu, impôts sur les pensions, impôt sur les sociétés et impôt commercial communal proratisés au nombre de frontaliers.

Les problèmes

Un nombre croissant d’élus transfrontaliers estiment qu’il faut mettre en place une clef de répartition de la fiscalité des frontaliers. Nous pouvons résumer les principaux arguments ainsi :

• Il n’est pas logique que les frontaliers laissent tant d’impôts au Luxembourg, pour des services auxquelles ils n’ont pas forcément accès. On peut prendre l’exemple de l’école. Les frontaliers financent la politique éducative luxembourgeoise, via leurs impôts, alors que leurs enfants ne vont pas à l’école au Luxembourg.

• Il serait logique qu’une partie de l’impôt des frontaliers servent au financement des infrastructures qu’ils utilisent dans leur région de résidence. On peut reprendre ici l’exemple de l’école, et globalement de tous les services qui font la vie d’une commune (du ramassage des ordures à la vie culturelle, en passant par la mobilité…).

• Les régions frontalières sont confrontées à un phénomène typique de la métropolisation urbaine : accueillir de plus en plus d’actifs mais qui travaillent… ailleurs. Le résultat : un trou dans les finances locales, puisque de façon schématique, il faut accueillir les nouveaux habitants sans pouvoir taxer localement les entreprises dans lesquelles ils travaillent, car elles sont en dehors du territoire.

On retrouve ce phénomène partout en Europe, avec des déséquilibres similaires engendrés. À cette différence notoire qu’un mécanisme de redistribution fiscale existe au minimum : le Grand Lyon investit par exemple dans les transports, la construction ou l’assainissement de l’eau jusqu’à Givors. Par ailleurs, la cohésion fiscale s’opère (au minimum toujours…) à l’échelon national. Prenons l’exemple d’un habitant de Longwy qui travaille à Metz : la perte locale est similaire pour le Pays-Haut qu’avec le versant luxembourgeois. Sauf que cet habitant laisse son impôt sur le revenu dans les caisses de l’État français, ainsi que diverses taxes via son activité professionnelle : argent dont il voit la couleur, quand l’État français investit à Longwy pour l’entretien d’une autoroute, le subventionnement d’un musée, ou tout ce qui relève des finances de l’État (payer le salaire des professeurs, etc.)

Les arguments de la ministre à la Grande Région

Dans son intervention à 100.7, Corinne Cahen avance différents arguments, pour s’opposer à une clef de la répartition de la fiscalité.

• Les frontaliers dépensent leur argent dans les territoires voisins et génèrent de la TVA, qui reste dans les caisses des pays voisins : C’est à première vue l’argument qui nous paraît le plus probant. D’autant que la TVA est l’impôt numéro 1 dans beaucoup de pays, dont la France, bien plus que l’impôt sur le revenu.

Cet argument est toutefois biaisé, pour ne pas dire hors sujet. Partons de l’affirmation «un citoyen qui crée plus de TVA (du fait de son pouvoir d’achat) compense le fait qu’il ne ramène pas d’impôt sur le revenu» (le cas précis du frontalier).  Nous pouvons proposer que demain, tous les «gros salaires» d’un pays donné, peu importe lequel, arrêtent de payer leur impôt sur le revenu. Puisqu’ils consomment déjà beaucoup, les généreux ! On voit bien que ça ne tient pas debout. Le Grand-Duché lui-même ne s’appliquerait pas cette théorie, sans quoi les finances publiques vacilleraient.

Notons par ailleurs que sur deux formidables machines à cash, l’essence et le tabac, les voisins laissent des centaines de millions d’euros en TVA chaque année au Luxembourg. Se lancer sur ce terrain paraît donc hasardeux.

• Le Luxembourg investit dans des projets d’infrastructures dans les territoires frontaliers : c’est vrai. Mais nous pouvons identifier deux écueils à l’horizon. Tout d’abord, les montants sont très faibles alors que le budget national atteint un record – 20 milliards d’euros – notamment grâce aux frontaliers. Le côté français bénéficie des investissements les plus forts : 125 millions d’euros signés à Paris en mars 2018, pour des aménagements sur le rail et les parkings, censés s’étaler jusqu’en 2028. La balance est vite évaluée.

Deuxièmement : ces investissements ne concernent que la mobilité. Donc l’organisation d’un territoire commun (le Grand Luxembourg à 1,3 million d’habitants, cf. Fondation Idéa) par le plus petit dénominateur commun : le transport. Pourquoi les impôts des frontaliers ne serviraient pas à financer de l’éducation, de l’environnement ou de la culture ?

• Les frontaliers bénéficient de l’accès aux crèches, au chèque-service, aux bourses étudiantes : Vrai. Mais pourquoi auraient-ils moins le droit d’y prétendre que des actifs résidents ? Les actifs frontaliers n’ont pas moins cotisé, et ça serait une discrimination que de ne pas leur accorder. C’est d’ailleurs sur ce terrain que s’était positionnée la Cour de justice de l’Union européenne, au sujet des bourses étudiantes pour les enfants de frontaliers. En somme, cette affirmation est aussi vraie qu’elle n’a rien à voir avec le sujet.  Cela ne résout pas la question d’une meilleure répartition des investissements publics sur un territoire donné.

• Les frontaliers bénéficient de l’assurance dépendance : Vrai. Mais dans quelles conditions… sur le versant français, le financement de la dépendance des retraités frontaliers ayant cotisé au Grand-Duché reste globalement à la charge des conseils départementaux.

• En France, un contexte électoral incite à la surenchère politique vis-à-vis du Grand-Duché : plutôt faux. Évidemment, les élections communales se profilent en mars. Mais l’électorat frontalier est globalement (et curieusement) opposé à une meilleure répartition de l’impôt qu’il laisse au Luxembourg. C’est au contraire un sujet glissant pour beaucoup de candidats, qui aimeraient s’en saisir plus fortement. Et parfois à l’inverse, une façon pour d’autres candidats de surfer sur une vague populiste du «tout est nul chez nous, heureusement qu’il y a le Lux à côté… et on voudrait encore aller mendier».

La problématique, nous l’avons vu, est complexe. Rien ne dit que tel ou tel modèle étranger (notamment suisse) devrait forcément s’appliquer. Mais de nombreux indicateurs montrent qu’il n’y a aucune raison de capter l’impôt des frontaliers de façon exclusive, alors que l’espace Grande Région n’a jamais eu autant besoin d’investissements partagés : en termes de cohésion sociale, comme d’attractivité économique.

Hubert Gamelon

Retrouvez le podcast de l’émission de 100,7 ici.

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