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[Littérature] Mémoire d’hier et d’aujourd’hui avec Jonathan Littell et Antoine d’Agata


(Photo : Antoine D’agata)

Retrouvez la critique littéraire de la semaine.

Avant même de se lancer dans un voyage vers l’Est européen, on relève les mots de Georges Perec (1936-1982), écrivain et poète : «Le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.» Au fil des pages, on relèvera également la présence silencieuse de Maurice Blanchot (1907-2003), romancier, critique littéraire et philosophe. Et on plonge dans un grand voyage en deux temps, en 1941 et en 2022, pour un livre «poids des mots, choc des photos». Pour les mots, Jonathan Littell, prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes. Pour les photos, Antoine d’Agata, membre de l’agence Magnum se revendiquant «photographe subjectif».

Dans un premier temps, Jonathan Littell est parti en Ukraine pour travailler sur une séquence historique dramatique : en septembre 1941 à Babi Yar, près de Kiev, les nazis ont exécuté des dizaines de milliers de personnes dont 33 000 juifs et les ont ensevelis dans le «ravin». Ce fut l’un des plus importants meurtres de masse durant la Seconde Guerre mondiale, surnommé la «Shoah par balles». Le 21 février 2022, l’écrivain, qui connaît bien l’Ukraine, boucle son récit. Il écrit le mot «Fin». Le 24 février, l’armée russe lance son invasion sur le territoire ukrainien. Pour Jonathan Littell, le livre n’a plus de raison d’être. Il faut retourner en Ukraine…

Le 21 février 2022, Jonathan Littell boucle son récit. Le 24 février, l’armée russe envahit l’Ukraine. Pour l’écrivain, le livre n’a plus de raison d’être

Quelques semaines plus tard, en mars 2022, des soldats de l’armée de Poutine massacrent des civils à Boutcha, première ville martyre de cette guerre russo-ukrainienne. Accompagné par le photographe Antoine d’Agata, Littell marche dans Boutcha et ses rues endeuillées. Certains acceptent de raconter, d’autres glissent et se dérobent. Le silence est omniprésent. Les mots et les photos transpirent de violence et de puissance. Maître de la construction littéraire, Jonathan Littell croise, décroise, entremêle Babi Yar 1941 et Boutcha 2022. Mais prend soin de préciser : «Surtout, ne pas comparer.» Les textes sont crus, pourtant emplis de subtilité. Les agissements lugubres des statistiques, les corps gris entassés en montagne… et l’idée fixe de l’écrivain Jonathan Littell : «élargir la foule». Entre Babi Yar et Boutcha, le même modus operandi : d’abord tuer, ensuite ensevelir les corps. Comme pour tuer une seconde fois…

On lit, on s’interroge : «Un endroit, qu’est-ce que c’est? Un endroit où il s’est passé des choses horribles? Un lieu concret, dont on a effacé ou dont on efface encore les traces, mais qui reste chargé de mémoire, une mémoire enfouie comme l’ont été les corps, repliée sous des sols lissés? L’Ukraine, depuis longtemps, est remplie de ces « endroits inconvénients » qui embarrassent tout le monde : crimes du stalinisme, crimes nazis, crimes des nationalistes, crimes russes, les tueries se suivent sur ce territoire meurtri qui n’aspire qu’à une forme de paix et de normalité.» Dans une époque où des tartuffes et escrocs intellectuels n’ont que les mots «devoir de mémoire» à la bouche, Jonathan Littell et Antoine d’Agata n’ont pas besoin de jouer les fiers-à-bras. Un endroit inconvénient est empli, à toutes les pages, de la mémoire, passée ou immédiate. Celle tout en «plaies masquées et effacées»… La mémoire, ce qui reste de l’esprit d’un lieu quand les traces ont disparu.

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