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L’art entre en thérapie au Centre Pompidou-Metz


(Photo : Adagp, Paris / Digital image)

Le musée messin célèbre la pensée du psychanalyste Jacques Lacan et ses liens privilégiés avec l’art, dans un mélange de concepts alambiqués et d’œuvres de prestige.

L’invitation à lancer l’année avec la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz est à la fois prometteuse et troublante. Aguichante, car sur ses panneaux promotionnels, en image, elle assure qu’il y aura de sérieuses propositions, comme la toile de Gustave Courbet, L’Origine du monde, arrachée au musée d’Orsay à Paris, ou encore celle du Caravage, Narcisse, qui a passé les fêtes de Noël à Rome avant de rejoindre la Lorraine.

Moins excitant, toutefois, le sujet principal de la réunion : Jacques Lacan (1901-1981), psychanalyste et esprit brillant du XXe siècle, mais dont les concepts opaques en effraient plus d’un, pour peu que l’on ait des raisons de s’y frotter de près. «C’est un vrai sujet mais complexe, défend Bernard Marcadé, l’un des deux commissaires de l’exposition, car «sa pensée est multiforme» et part dans de «multiples directions».

Sa partenaire, Marie-Laure Bernadac, poursuit et pose le cadre : «Il ne s’agit pas d’une exposition sur la psychanalyse, mais sur le rapport qu’entretenait Jacques Lacan avec les œuvres d’art». Une vidéo (de sa seule intervention connue à la télévision en 1974) et une imposante biographie, dès l’entrée, permettent d’en savoir plus : on apprend par exemple qu’à l’époque, jeune élève en psychiatrie, il étudie parallèlement les lettres et écrit des poèmes.

Plus tard, son coup de foudre pour l’actrice Sylvia Bataille (ex-épouse de l’écrivain Georges Bataille et belle-sœur du peintre André Masson) va le rapprocher de la scène avant-gardiste et de ses représentants (Salvador Dalí, Pablo Picasso, Dora Maar…).

«Sa pensée est imprégnée par la culture de son temps», prolonge Bernard Marcadé, au point que le psychanalyste va se servir de multiples approches esthétiques, dont de plus anciennes, pour définir certains de ses concepts.

Un psychanalyste «visionnaire»

Dans ses écrits comme dans ses enseignements en séminaire, il va ainsi sauter des peintures rupestres au dadaïste Marcel Duchamp, des Ménines de Diego Vélasquez aux Ambassadeurs d’Hans Holbein le Jeune. Un «grand curieux et ami des arts», selon Paz Corona, psychanalyste associée aux deux commissaires, qui se fait enfin une place au musée, lui qui avait jusqu’alors été «étonnamment» oublié.

Une négligence d’autant plus dommageable qu’il était, comme le précise Bernard Marcadé, «en avance» sur un certain nombre de «problématiques actuelles», notamment la question de la femme. Mieux, «sa psychanalyse est extrêmement ouverte à tous les changements sociétaux» du moment, d’après Marie-Laure Bernadac, que l’on évoque les notions de genre, d’identité, de croyance ou encore de pouvoir.

«L’artiste précède la psychanalyse» ou «de l’art, nous avons à prendre de la graine!», affirmait Jacques Lacan. Des formules qui prennent sens dans cette toute première rétrospective consacrée à ce «visionnaire» et «grand penseur», dont la philosophie s’étale sur les murs du Centre Pompidou-Metz à travers une sélection articulée sur trois niveaux : des œuvres que le psychanalyste a aimées et commentées, d’autres qui lui rendent directement hommage, et enfin celles qui font écho aux grandes articulations de sa pensée.

Une «association libre» qui, outre sa qualité formelle, esquisse une leçon en matière d’art : regarder les œuvres non pas comme de simples objets à interpréter, mais comme des puissances donnant à voir et penser le monde.

Un sexe «qui nous regarde»

Le parcours est donc à voir comme une traversée labyrinthique des notions définies, développées et défendues par Jacques Lacan. On peut aussi les expérimenter, ce que propose la ludique installation de Leandro Erlich qui, par un simple jeu de reflets, donne au public l’impression d’entrer en thérapie chez le psychanalyste, au cœur de son cabinet à moquette rouge.

Celui-ci est catalogué dans ce qu’il aurait appelé le «stade du miroir», soit le drame intime que chacun doit traverser pour s’identifier à lui-même. Ce n’est pas Robert de Niro, invectivant sa propre image dans Taxi Driver («C’est à moi que tu parles!»), qui dira le contraire.

Dans la foulée, un autre concept dénommé «lalangue» offre aux artistes une liberté de jeux de mots et d’esprit (qui persiste tout au long de l’exposition). Celui de Raymond Hains, avec sa Palissade rossignolesque composée de skis de la marque Rossignol, gagne haut la main.

De l’art, nous avons à prendre de la graine!

Parmi les noms des treize sections, seuls deux ne correspondent pas à un principe «lacanien». Deux tableaux qui, en l’occurrence, ont donné du grain à moudre au psychanalyste. En tête d’affiche, L’Origine du monde, œuvre qu’il a achetée avec sa femme en 1951. Son beau-frère lui créa même un cache sur mesure sous la forme d’un mince panneau de bois coulissant, permettant de cacher «ce sexe que l’on ne doit pas voir, mais qui nous regarde», explique Marie-Laure Bernadac.

Parmi d’autres interprétations, l’artiste luxembourgeoise Deborah De Robertis montre sans détour le sien, juste devant celui peint par Gustave Courbet. Autre toile célèbre, Les Ménines font aussi l’objet d’un chapitre entier, Jacques Lacan y ayant vu une fente dans la robe du personnage central (la jeune Margarita Teresa), sujet aux fantasmes et autres pulsions qui renvoient, selon lui, aux lacérations des Concetti spaziale de Lucio Fontana.

La femme face au père

Se revendiquant de l’enseignement de Sigmund Freud (dont le visage apparaît sur une œuvre de Nina Childress), Jacques Lacan a ouvert tout un champ novateur de pensées qui s’inscrivent plutôt bien dans les obsessions qui agitent le monde d’aujourd’hui. Avec la notion «Le Nom-du-Père», il rompt avec l’ordre patriarcal et met à mal la figure paternelle, ce que vont s’échiner à faire des artistes comme Louise Bourgeois, Niki de Saint Phalle, Camille Henrot ou encore Sophie Calle.

Car pour le psychanalyste, une femme «ne peut être enfermée dans une essence, ni dans une norme», soutient Bernard Marcadé. Même ordre d’idées avec «L’Anatomie n’est pas le destin», qui questionne la discordance entre le sexe biologique et l’identité revendiquée, conforme aux positions queer actuelles.

Du regard au corps morcelé, des excréments au phallus, du désir à la jouissance, l’exposition aligne les pensées chères à Jacques Lacan, tout comme l’une de ses formules les plus célèbres : «Il n’y a pas de rapport sexuel», présentée de manière explicite dans la sculpture The Impossible III de Maria Martins. «L’art lui sert à faire voir ses concepts», résume Paz Corona.

Preuve en est avec ce voyage psychanalytique qui, au Centre Pompidou-Metz, se donne les moyens de convaincre grâce aux grands noms qu’il aligne : Salvador Dalí (avec Dormeuse, cheval, lion invisibles), René Magritte (Le Faux Miroir, La Condition humaine), mais aussi Francis Picabia, Man Ray, Nan Goldin, Cindy Sherman, Andy Warhol, Constantin Brancusi ou Alberto Giacometti. Au bout, une preuve que l’art et la psychanalyse se complètent finalement bien : avec l’un et l’autre, parfois, le mystère reste impénétrable.

«Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse» Jusqu’au 27 mai 2024. Centre Pompidou – Metz.

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