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[Expo] Suzan Noesen, sa grand-mère et le Luxembourg rural


A Septfontaines, Suzan Noesen nourrit son projet artistique d'héritage, d'identité, des différences entre les deux femmes et leurs rituels du quotidien, qui les rapprochent et les séparent. (photo DR)

Une exposition, un film et bientôt un livre… Depuis deux ans, Suzan Noesen vise large avec son projet multimédia «Libera Pagina !», né de la cohabitation qu’elle mène depuis octobre 2017 avec sa grand-mère de 90 ans au cœur du Luxembourg rural.

Généralement, les artistes apprécient « l’entre soi », qui stimule la créativité. Vous, par contre, quand vous revenez au Luxembourg, vous allez chez votre grand-mère, à Septfontaines… Pourquoi ?

Suzan Noesen : (Elle rit) Ça a toujours été mon adresse de résidence quand j’étais de passage au Luxembourg. Mais je ne voulais plus passer en courant d’air ! Je comptais redéfinir ma relation avec ma grand-mère, changer notre rapport, partager nos points de vue, très différents. Au départ, je devais y rester seulement deux semaines. J’y suis encore…

Appréciez-vous cette cohabitation ? Vous inspire-t-elle ?

Ici, on a la sensation que le temps s’est arrêté. Déjà, Septfontaines, c’est quand même particulier : on y trouve de vieilles maisons, des personnes âgées, c’est calme, donc idéal pour me concentrer sur les idées. Et puis, je peux être en ville en 20 minutes, à Bruxelles en 2 heures… C’est important car je ne veux pas m’éloigner de l’art, de la culture. Bon, parfois, quand je me rends à un vernissage à Luxembourg, le contraste est saisissant… De plus, chez ma grand-mère, un peu partout dans la maison, sont encore accrochés les dessins que je faisais petite. Quelque part, j’ai toujours relié le fait de créer à son environnement.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce choc générationnel ?

Disons que je vois cela comme une continuité, plus qu’une opposition. Entendre parler ma grand-mère du passé, dans les détails, ça me permet de placer le présent dans une autre perspective. Il faut dire qu’elle a une très bonne mémoire, qu’elle a toujours aimé parler aux gens, que régulièrement elle se pose des questions sur les choses, et ce, sans avoir fait d’études ni lu de la philosophie… Oui, on est toutes les deux très différentes, on ne parle pas le même langage. Par exemple, ma grand-mère a travaillé dur toute sa vie alors que mon travail se nourrit de contemplation. Pourtant, on a construit une belle amitié, sans jugement. D’ailleurs, je la regarde souvent comme quelqu’un de mon âge.

Il est facile d’imaginer que vous avez déjà parlé de l’évolution du rôle de la femme, non ?

(Elle rit) Oui, bien sûr. Elle a été éduquée avec une certaine idée de ce que doit être une femme et quelle place elle doit prendre. Ça tient aussi à la classe sociale à laquelle on appartient. Là, on parle d’un milieu agricole, où, idéalement, la femme garde son mari toute la vie, est responsable de tout mais doit rester sagement en retrait… Imaginez un peu le contraste avec moi qui ne suis pas mariée et qui suis, de surcroît, artiste !

Cela l’a-t-elle gênée ?

Au début, le fait de voir des gens venir et partir, des musiciens et autres, elle trouvait ça étrange. Tout comme le fait que je ne me lève pas à six heures du matin pour prendre la voiture et aller bosser en ville… Mais aujourd’hui, si je changeais de mode de vie, elle en serait bouleversée : elle a pris l’habitude de voir mes amis, de discuter avec eux, qui sont bienveillants et qui ne la regardent jamais comme une vieille dame. Ça, ça lui plaît! Sa vie sociale s’est considérablement enrichie…

Quel est donc votre quotidien à toutes les deux ?

Ma grand-mère vit au rez-de-chaussée, et moi, au premier étage, mais comme l’isolation est légère, parfois, elle me parle directement de sa chambre. Elle mène une vie bien rythmée : par exemple, elle épluche les pommes de terre à heure fixe, et si le service soin, qui l’aide à se lever, arrive en retard, c’est tout un stress ! Elle mange toujours à 12h et 18h, allume le feu dès le matin, lit le journal et porte une grande attention à la cuisine. Dans l’après-midi, elle regarde des émissions à la télé, quand elle n’est pas dehors à regarder les poules… Moi, c’est tout le contraire : mon programme change tout le temps ! J’aime quand même avoir quelques repères, mais dans l’ensemble, c’est au jour le jour.

Que pense votre grand-mère de votre activité artistique ?

Au début, elle ne la saisissait pas du tout, ce qui se comprend aussi du fait que je jongle avec plusieurs disciplines. Quand je lui ai parlé de mon projet Livre d’heures, elle était fière. Un peu comme une enfant, elle a toujours quelque chose de très ouvert, de très spontané… Elle aime être filmée, savoure le fait que tous ses petits gestes du quotidien soient scrutés avec autant d’importance.

A-t-elle vu le court métrage ?

Oui, elle l’a apprécié. Il faut dire que pendant les deux semaines de répétition elle s’est prise au jeu. L’improvisation, elle a adoré cela ! Durant les parties plus poétiques, moins narratives, elle m’a dit : « Là, je sais qu’il faut chercher un autre sens, je ne sais pas lequel, mais c’est quand même beau ! ». Dans une œuvre, tout ne s’explique pas nécessairement.

Sa projection prochaine à l’Utopia durant le Lux Film Fest, est-ce important à vos yeux ?

Oui, car c’est une première pour moi, et c’est l’aboutissement d’un projet au long cours. Attention, je n’ai jamais douté du projet : tout s’est fait de manière naturelle. J’étais bien entourée et bien conseillée, sans oublier le sujet même, qui par sa force et son humanité, a semblé avancer tout seul, sans rien forcer. Tout a coulé de source, dans une sorte de justesse. Ça serait chouette si tout projet artistique se déroulait comme ça…

Et vous n’en avez pas fini : vous avez reçu une bourse du CNA pour réaliser un livre, non ?

Je ne me suis pas lancée dans ce projet avec l’idée de faire quelque chose sur les personnes âgées, voire de politique, à travers une critique de la société. J’aime vivre à mon époque, mais ma relation avec ma grand-mère génère un contraste fort, modifie ma perception. Alors oui, il y a de quoi dire et faire ! À la base, déjà, mon approche, dans l’art, tourne souvent autour des questions sur les relations, comment la société est structurée, comment on tisse des liens avec les autres… Là, c’est encore plus concret, et j’imagine que beaucoup de gens peuvent s’identifier. Je suis très curieuse de la manière dont ils vont recevoir notre histoire…

Entretien avec Grégory Cimatti

Exposition «Libera Pagina !» au Cercle Cité – Luxembourg. Jusqu’au 17 mars
Film «Livre d’heures» à Utopia – Luxembourg vendredi à 18h30. Dans le cadre du LuxFilmFest

 

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