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[Danse] La grande évasion d’Alix Dufresne


Face à l’ampleur du problème et de sa méconnaissance, Alix Dufresne et Marc Béland ont décidé de faire une pièce, la bien nommée Hidden Paradise, qui depuis 2018, tourne un peu partout. (Photos : dldanse)

Avec son style hybride à la limite de la danse, du théâtre et de la performance, la Québécoise Alix Dufresne questionne le vaste système d’escroquerie qu’est l’évasion fiscale. Et ses terribles retombées sur l’ensemble de la société.

Lundi, avec son équipe technique et le danseur qui l’accompagne sur scène (Frédéric Boivin), Alix Dufresne a découvert le Luxembourg dans la foulée de neuf représentations à Paris (au théâtre Silvia Monfort). Un repas «correct» pris au Hertz, «trop chic et touristique» pour elle, suivi d’une petite balade digestive dans la ville. «C’est très tranquille. Y a toujours aussi peu de monde ?», questionne-t-elle dans un ravissant accent québécois.

Outre le «calme» et le côté «sécurisant» que l’on ne retrouve pas dans la capitale française, elle s’étonne surtout de la qualité des infrastructures, de la gratuité des transports et, de manière générale, que «tout est neuf et tout fonctionne». «On sent qu’il y a de l’argent ici !», rigole-t-elle, avant de lâcher dans un souffle qui en dit long : «Ah, les bienfaits de l’évasion fiscale…».

Un vaste «système d’escroquerie»

C’est que le sujet la préoccupe depuis 2015, quand son alter ego Marc Béland entend au volant de sa voiture une discussion sur Radio-Canada, assez succincte mais limpide, entre Marie- France Bazzo («animatrice bien connue chez nous», précise-t-elle) et Alain Deneault, philosophe, professeur d’université (notamment à la Sorbonne) et essayiste.

Voilà deux décennies que ce dernier, comme le ferait un lanceur d’alerte, dénonce le coût social de l’évasion fiscale, soit la pratique qui consiste au détournement délibéré de la loi pour «payer moins d’impôts». Un vaste «système d’escroquerie», «rodé et légalisé» qui, d’un côté, profite «aux contribuables nantis, aux multinationales, aux grandes entreprises et aux banques», et de l’autre, fait payer le «coût à la population», étranglée par des «politiques d’austérité».

Citoyens «impuissants»

Empruntant les mots de la «brillante» synthèse du philosophe, Alix Dufresne déroule : «Quand vous attendez 40 minutes à -20 °C un bus qui ne passe pas, quand une compagnie de théâtre n’arrive pas à financer le moindre spectacle, quand vous patientez des mois pour une opération urgente, quand vos écoles, pleines d’amiante, sont dans un état lamentable… Tout ça, c’est à cause de l’évasion fiscale!».

En l’occurrence, des milliards de dollars (ou d’euros) qui ne retombent pas dans les poches de l’État et qui imputent directement les services publics. Avant de découvrir toute «la dimension» de cette fraude à grande échelle qui heurte les gens «au quotidien», la metteuse en scène et chorégraphe avait au départ, comme beaucoup, une idée évasive sur le sujet.

«On imagine que ça concerne les 1% des gens les plus riches, que c’est de l’argent qui vole au-dessus de nos têtes, qui se promène d’un endroit à un autre… C’est faux!», s’insurge-t-elle, précisant qu’au Canada, on parle de 153 milliards de dollars qui disparaissent chaque année des radars, au nez et à la barde des citoyens totalement «impuissants», et sous couvert de politiques «irresponsables». «C’est dingue, non?» Et encore, on ne parle que de la partie visible d’un iceberg sans fond. Face à l’ampleur du problème et de sa méconnaissance, Alix Dufresne et Marc Béland ont alors décidé de faire une pièce, la bien nommée Hidden Paradise, qui depuis 2018, tourne un peu partout (on l’a vue il y a deux ans au Off d’Avignon et on l’y reverra cette année), et n’a pas changé d’un iota par rapport à sa forme originale.

«Manifeste» assumé

«Pas besoin», clame-t-elle, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, sur le fond, la situation n’a guère changé, que l’on soit en Europe ou de l’autre côté de l’Atlantique : «C’est un sujet qui reste d’actualité, comme l’état de la planète et la migration. Ce sont des choses que l’on partage. C’est ça, la mondialisation!», lâche Alix Dufresne avec ironie, consciente que «l’appât du gain» reste plus fort que tout.

Jamais avare en détail, elle cite, par exemple, le «sous-financement de plus en plus criant» de la culture et de l’art au Canada, qui entraîne l’annulation de nombreux spectacles. Ou le fait que Charles Sirois, cofondateur du parti Coalition avenir Québec (celui de leur premier ministre François Legault) soit aussi administrateur à la Banque canadienne impériale de commerce (CIBC), qui «a inventé l’évasion fiscale». «C’est comme si on demandait aux pyromanes d’éteindre les feux!»

Sur scène, tout est politique!

Ensuite dans la forme, Hidden Paradise garde intact le mordant de ses débuts, car son ADN ne lui permet aucune compromission : «C’est un manifeste, prolonge-t-elle. On ne montre qu’un seul point de vue, et on l’assume!». Cette vision, c’est toujours celle d’Alain Deneault et son pamphlet radiophonique de huit minutes, ici bouclé six fois, accéléré, étiré, tronqué, distordu…

Car au-delà du discours, aussi sensible soit-il, ce qui intéresse Alix Dufresne et Marc Béland, c’est comment on le reçoit. Eux qui reconnaissent en avoir été «impactés» cherchent à recréer la même sensation auprès du public, avec une œuvre hybride qui mélange politique et danse. «L’intellect passe par le corps, et cet apprentissage est plus direct, plus marquant. Ça va au-delà de l’émotion. C’est comme un tatouage que l’on ferait au cerveau.»

Théâtre «citoyen»

Elle en veut pour preuve cette étrange chorégraphie «instinctive» et drolatique, faite «d’acrobaties lentes et inefficaces» qui agissent de façon étonnante sur les spectateurs, de toute origine et de toute situation : «On l’a jouée dans différents contextes : à Bruxelles devant des gens riches, à Montréal devant d’autres en situation d’itinérance. Et tous nous disent : « Dès que vous bougez, on ressent physiquement le discours »». Encore mieux : quand la danseuse, dans son rôle de clown lucide et sur son tapis incomplet (coupes budgétaires obligent!), se met à parler lentement et à déformer son visage, le public lui emboîte le pas et «fait pareil, sans s’en rendre compte». Un mimétisme qui se comprend car avec Hidden Paradise, il s’agit «d’expier quelque chose» ensemble, aussi bien la rage que l’exaspération.

Alix Dufresne préfère parler d’«indignation». «C’est le sentiment qui domine !». En témoignent les régulières entrevues post-spectacle avec le public (des bords de scène comme on dit), souvent réclamées, et souvent pleines. «Quand on propose ce genre de discussion, d’habitude, c’est seulement 25 % de la salle qui reste. Là, c’est 90 %! Les gens veulent en parler, ont des questions et nous demandent souvent : « Mais qu’est-ce qu’on peut y faire? ». Ça ne les étonne pas, mais ils apprennent des choses. Et ça les mobilise dans leur colère». Même Alain Deneault, venu assister à une représentation, en est ressorti bouleversé : «Il a fondu en larmes et nous a dit : « Ça fait du bien que quelqu’un d’autre en parle ». En même temps, c’est toujours lui que l’on entend dans la pièce!» (elle rit).

Des réactions qui, en tout cas, la confortent dans ce théâtre «citoyen», à la fois physique, intellectuel et ludique, à l’instar de ce spectacle (cocréé avec Étienne Lepage) au nom qui dit tout (Malaise dans la civilisation), ou cet autre dans lequel elle fait danser la zumba à sa comédienne tout en abordant les notions de charge mentale et de violences conjugales (Féministe pour homme). «De toute façon, sur scène, tout est politique!», tranche-t-elle.

Le corps «démoli» après l’expérience parisienne (en raison d’un théâtre pas assez chauffé), Alix Dufresne prévoyait hier un passage au spa, puis chez le kinésithérapeute, histoire d’être en forme ce soir au Kinneksbond pour la seule date au Luxembourg, histoire de parler de paradis fiscaux, de banque et de tout cet argent qui ne redescend jamais. Après être passée par Bruxelles et Genève, voilà pour elle un «heureux hasard», qui n’a certes rien d’«anodin».

La pièce

Dans la salle retentit un entretien diffusé sur Radio-Canada, qui explique ce qu’est l’évasion fiscale. Indignés par ce qu’ils entendent, Alix Dufresne et Frédéric Boivin se révoltent et s’engagent dans une danse-gymnastique haletante, absurde et farfelue, qui nous fait ressentir au plus profond de notre chair les conséquences directes d’un système qui nous affecte toutes et tous. Paradis pour quelques-uns, enfer pour tous les autres…

Hidden Paradise Ce mercredi soir à 20 h. Kinneksbond – Mamer.

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