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[Critique ciné] «Tár», une vie menée à la baguette


Quelle autre approche possible, si l’on veut présenter Lydia Tár, que de passer en revue son éblouissante carrière?

On doute encore que quiconque n’ait jamais entendu prononcer son nom, récapitulons néanmoins pour ceux du fond : diplômée de Harvard et protégée de Leonard Bernstein, la compositrice et cheffe d’orchestre se dresse sur la plus haute marche du chemin vers l’excellence depuis qu’elle est la première femme à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin, le plus prestigieux au monde, après avoir notamment dirigé ceux de Boston et New York. Membre du club très fermé des «EGOT» – ayant remporté chacune des quatre récompenses majeures : Emmy, Grammy, Oscar et Tony –, elle s’apprête désormais à sortir une autobiographie et, surtout, à répéter la seule des symphonies de Mahler qu’elle n’a jamais enregistrée, la Cinquième. Un parcours pour lequel elle mériterait une photo dans le dictionnaire, à côté du mot «prestige».

Après un hiatus de 16 ans (depuis Little Children, en 2006), le réalisateur américain Todd Field amène le spectateur dans Tár, son troisième et nouveau film, comme on lirait l’introduction d’un article Wikipédia. C’est le point d’entrée de cette étude de personnage à partir duquel, dans un premier temps, Todd Field dézoome de scène en scène pour compléter le portrait de son héroïne : on la voit parler boulot avec un collègue qui, avec elle, a créé une fondation de soutien aux cheffes d’orchestre émergentes, confronter un étudiant de la Juilliard School, chercher conseil auprès de son prédécesseur à la Philharmonie de Berlin, et retrouver sa vie de famille dans la capitale allemande auprès de son épouse, Sharon, premier violon de l’orchestre, et de leur fille adoptive, Petra. Tout du long, l’œil de la caméra est focalisé sur Lydia Tár, qui sait lui rendre la pareille : diablement élégante, lumineuse, érudite… Elle occupe tout l’espace et, contrariée, extériorise son incompréhension du monde en transformant une salle de classe en scène, embarquant son public dans un one-woman-show où elle abonde sur la supériorité de la musique sur les convictions personnelles et recrée, au piano, les mimiques de Glenn Gould. Mais autant que l’on puisse être charmé par la vitalité sans bornes de Lydia Tár, il est évident que quelque chose cloche.

En abordant frontalement, d’entrée de jeu, des thématiques actuelles, Todd Field nuance l’image de sa géniale cheffe d’orchestre. On y parle, dans le dialogue qui ouvre le film, de féminisme, de la place donnée aux femmes dans la musique classique – sujets que Lydia Tár balaie facilement en faisant la liste de ses précurseures, ajoutant qu’elle-même s’est faite toute seule, à force de volonté et de travail – ou de la séparation de l’homme et de l’artiste, à travers l’échange cinglant avec cet étudiant qui s’identifie comme pangenre et qui refuse d’étudier Bach en mettant en cause la misogynie du compositeur. Hors scène, l’assistante de Lydia Tár, Francesca (Noémie Merlant), récite par cœur les questions posées par un journaliste du New Yorker à l’artiste; plus tard, Francesca informe Lydia de l’existence d’une série d’e-mails désespérés, envoyés par une ancienne boursière de la fondation, Krista, radiée de l’orchestre par la cheffe. Autant d’indices qui laissent deviner ce que Lydia Tár fait de son pouvoir, et l’ascendant qu’elle a sur Francesca.

Todd Field réalise ici un immense film sur la domination, personnifiée par une protagoniste dont le génie n’a d’égal que son ego. Si Lydia Tár nous est présentée au sommet de sa gloire, le récit qui suit ne peut alors qu’être celui de sa chute. Que le cinéaste met en place petit à petit, comme un puzzle ou un jeu de piste, laissant toute la place à l’opinion du spectateur. Lydia Tár, de toute évidence, est déconnectée du monde réel : elle se déplace en jet privé, est mariée à sa seconde et clame qu’«un orchestre n’est pas une démocratie», redoublant de manœuvres en coulisses pour pousser l’assistant de l’orchestre vers la sortie. Ses relations avec Francesca et Krista ont peut-être été sexuelles, sûrement pas amoureuses, mais c’est probablement là que se cachent les mains invisibles qui, pour lui nuire, modifient son article Wikipédia et postent des montages vidéo qui la montrent sous une sombre lumière.

Tout du long, Cate Blanchett est époustouflante de précision

En donnant sa vie à la musique, Lydia Tár a perdu ce qu’elle avait d’humanité; maintenant qu’elle souffre d’hypersensibilité aux sons, la voilà prise au piège. Elle le ressent dans ses cauchemars qui, de temps à autre, font basculer l’esthétique léchée du film, héritée de Michael Haneke, vers les chimères qui peuplent le cinéma de Roman Polanski – les textures sonores de la musique d’Hildur Gudnadóttir accompagnent cette étrange descente aux enfers qui n’ose pas dire son nom. Lydia Tár est entrée dans le XXIe siècle dans sa tour d’ivoire et reste insensible à tout changement, n’hésitant pas à intimider une enfant en public ou à s’inventer en victime d’une agression. Les échos à #MeToo sont nombreux, mais jamais le sujet n’avait été observé ni appréhendé avec autant d’acuité.

Le spectateur s’enfonce dans le labyrinthe Tár au fur et à mesure que la protagoniste perd pied, elle qui, en bonne cheffe d’orchestre, avait pour habitude de mener sa vie à la baguette. Seul un suicide – pas littéral mais symbolique – lui permettra de fuir son incompatibilité avec le monde réel. Dans ce climax, Cate Blanchett, époustouflante de précision tout du long, laisse éclater sa rage au grand jour et se dévoile enfin complètement. L’actrice invente ici l’un des rôles de sa vie et l’une des performances les plus mémorables de ces dernières années. Elle le confirme dans la séquence finale, tout aussi magistrale et lourde de sens cachés.

Tár de Todd Field

Avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss…

Genre drame

Durée 2 h 38

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