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[Cinéma] Les Films Fauves dans la fosse aux lions


(Photo : les films fauves)

Trois films concourant à Cannes portent une griffe luxembourgeoise : celle des Films Fauves. Un grand bond en avant pour une société de production alternative à la vision radicale.

Ça commence comme une mauvaise blague : un Chinois, un Argentin et un Français rencontrent un Luxembourgeois… Wang Bing, Rodrigo Moreno, Bertrand Mandico, trois cinéastes aux antipodes les uns des autres, proposent autant d’expériences de cinéma «made in/with Luxembourg» qui promettent de secouer le festival de Cannes la semaine prochaine. Soit le documentaire-fleuve Jeunesse (Le Printemps) (compétition officielle), le drame Los delincuentes (Un certain regard) et l’inclassable Conann (Quinzaine des cinéastes). Trois films marqués de la même griffe : celle des Films Fauves. Gutland (Govinda Van Maele, 2018) avait posé l’anticonformisme artistique de la société de production basée à Differdange; cette année, le film d’horreur Kommunioun, de Jacques Molitor, confortait la posture disruptive qu’on a tendance à lui prêter. Mais en inscrivant leur nom chez Wang Bing et Bertrand Mandico, Les Films Fauves témoignent en définitive d’une «ligne éditoriale pas forcément marquée», mais toujours guidée par «un sentiment très cinéphile», selon son fondateur, Gilles Chanial. Résumée, la volonté du producteur est «d’apporter une pierre, même petite, à l’édifice d’une cinématographie que l’on aime, que l’on veut amener au Luxembourg et que l’on veut défendre».

Pour une première à Cannes, trois films d’un même producteur qui concourent chacun dans une sélection différente reste un fait unique, preuve de la place à part qu’occupent Les Films Fauves. Et bien que l’on imagine difficilement Wang Bing s’attirer les faveurs de Ruben Östlund et son jury, la Palme d’or est pour l’instant à portée de main; ce serait un beau cadeau anticipé pour les dix ans de la société, qui les fêtera en mars prochain.

La naissance des Films Fauves a germé dans la tanière de Red Lion (également représenté à Cannes avec la coproduction Lost Country, du Serbe Vladimir Perišić, à la Semaine de la critique). «Nos vrais débuts, c’est Pol Cruchten, raconte Gilles Chanial. C’est lui qui m’a amené au Luxembourg et qui m’a appris tout ce que je ne savais pas du métier.» Le jeune directeur de production se fait les dents sur des courts métrages, puis passe à la production, en courts et en longs… et décide, avec Govinda Van Maele et Jean-Louis Schuller, de fonder une société. Avec une philosophie «à double principe» : «Développer des films de talents locaux, en langue luxembourgeoise, d’une jeune génération qui veut prendre des risques, tout en cherchant des projets internationaux dont les formes nous intéressent.» La coproduction minoritaire, au Luxembourg, est une façon active de participer à l’industrie; pour Gilles Chanial, «c’est avant tout une prise de risque esthétique». «On espère agréger autour de nous des gens cinéphiles, qui veulent défendre une certaine typologie de cinéma, et on est très heureux que le Luxembourg nous permette ça, notamment en pouvant développer des projets sur un temps plus long.»

Plus on ira puiser dans le local, plus on arrivera à parler à l’international

L’identité de demain

Oui, Les Films Fauves ont une réputation d’agitateurs, qu’ils cultivent, consciemment ou non, mais activement. Pour autant, «il ne s’agit pas seulement d’être des trublions», martèle le fauve en chef, qui, ponctuellement, remet sa crinière en place en l’ébouriffant. «On fonctionne par amitiés, que l’on tisse en montrant notre intérêt pour la défense d’un cinéma que certains diraient à la marge. Moi, je parlerais plutôt d’expériences cinématographiques.» Cette petite famille de cinéma qui continue de grandir en se serrant les coudes est rendue possible en partie grâce à l’aide financière Cineworld, que le Film Fund a récemment mise en place afin d’encourager la coproduction internationale. Et à l’échelle locale, les «Fauves» fédèrent une génération qui veut donner son identité à la scène luxembourgeoise de demain. «Cette identité-là est en création, analyse le producteur, mais c’est un travail de longue haleine. Pour autant, les œuvres révélatrices sont en train d’arriver. On le sent.» Gilles Chanial se dit «séduit» par «cette inquiétante étrangeté luxembourgeoise», selon lui la clé de la particularité nationale, dont on peut faire l’expérience devant Gutland (tourné à Herborn, le village de Govinda Van Maele) et Kommunioun (qui prend pour décor la région vinicole de la Moselle luxembourgeoise). «Plus on ira puiser dans le local, plus on arrivera à parler à l’international et à amener nos œuvres ailleurs», dit-il. Alors, «plus que s’affirmer comme des marginaux, on espère participer à l’amélioration et à la visibilité de la cinématographie luxembourgeoise».

Le producteur pour le volet international des Films Fauves est français, originaire de Lyon. À 46 ans, avec la majeure partie de sa vie professionnelle passée au Luxembourg, il a vu se constituer l’industrie du cinéma telle qu’on la connaît aujourd’hui. Sa qualité, aujourd’hui, lui permet de jouir d’une liberté de production qui consiste à «porter des cinéastes qui, ailleurs dans le monde, sont connus dans des niches, mais dont on considère qu’ici, ils nous parlent de cinéma». C’est le cas du duo Hélène Cattet et Bruno Forzani, dont Gilles Chanial avait produit le «giallo» expérimental L’Étrange Couleur des larmes de ton corps (2013) pour Red Lion, et avec qui il fait à nouveau équipe, dix ans plus tard, pour un nouveau film (fauve) qui devrait être tourné avant la fin de l’année. Ou du Conann de Bertrand Mandico, attendu comme le grand choc esthétique de la Quinzaine.

Cet «opéra queer et sanglant», Les Films Fauves en sont le producteur majoritaire. Une circonstance bienheureuse pour Gilles Chanial, «fan» de Mandico avant d’être son producteur, et qu’il a accompagné tout au long d’un tournage «difficile» de 25 jours au Luxembourg. Il admire aussi Rodrigo Moreno et ne tarit pas d’éloges sur Wang Bing : «un panthéon à lui tout seul», «un être merveilleux, génial, fou», «le plus grand documentariste de notre temps»… Tous trois sont «des créateurs. Nous, on cherche à les accompagner, simplement. Les soutenir nous apporte un plaisir fou». À plus forte raison lorsqu’il s’agit, comme ici, d’œuvres radicales, tant par leur durée – Los delincuentes dure trois heures, Jeunesse (Le Printemps), première partie d’un documentaire monumental de neuf heures et tourné sur dix ans, plafonne à 3 h 32 – que par leur parti pris esthétique.

La modestie, «qualité luxembourgeoise»

Chacun de ces films est «un petit manifeste» qui rejoint l’état d’esprit général des Films Fauves : «J’aimerais qu’on ne sorte pas indemne d’un film auquel on a participé. Les films qu’on accompagne à Cannes, on peut les aimer ou les détester, mais j’espère qu’ils laisseront leur marque sur le spectateur.» Sa profession de foi, énoncée entre deux cigarettes, est appuyée par son air assuré, mais Gilles Chanial ne manque jamais de souligner la «modestie» de son apport aux artistes – en fait, c’est le mot qui revient le plus souvent dans sa bouche. «C’est une qualité luxembourgeoise», jure-t-il, et le choix des Films Fauves de rester une petite structure le confirme. Ce qui ne les empêche pas de vouloir toujours «favoriser un chaos organique», conformément à cette réputation dont Gilles Chanial s’amuse.

J’aimerais qu’on ne sorte pas indemne d’un film auquel on a participé

L’humilité dont il fait preuve face aux artistes, luxembourgeois comme étrangers, lui permet aussi de garder les pieds sur terre. «Le meilleur exemple récent est le covid», qui a mis en difficulté la phase de production des trois films cannois. Mais qui résulte en un «coup de chance», même si «Cannes est un moment un peu hystérique, face auquel on doit garder la tête froide». «Aujourd’hui, tout nous sourit et c’est très bien, mais quand ça sourira moins, on sera toujours là, à suivre, soutenir et adorer nos cinéastes», assure Gilles Chanial.

Prévoir le coup d’avance, c’est une autre spécialité de la maison. Après une première incursion dans la série (avec Coyotes, de Jacques Molitor et Gary Seghers, distribuée dans le monde par Netflix en 2021), les Fauves «travaillent à différentes manières de sortir de (leur) zone de confort». Eux mettent un point d’honneur à ne pas segmenter les genres, il en va logiquement de même pour les formats : télévision, réalité virtuelle, tout témoigne d’une forme d’«intelligence cinéphile». Gilles Chanial glisse son envie de faire de l’animation, de «creuser la VR avec notre patte à nous, soit importer des cinéastes sur des pièces qui relèveraient plus de l’installation artistique» – comme Mandico le fait avec une pièce parente de Conann, qui sera donc à découvrir dans un casque.  «On est dans un moment important de l’industrie luxembourgeoise (…) alors il faut rester curieux, attentif et prendre des risques (…) Fouteurs de bordel, c’est marrant mais ce n’est pas une devise. J’espère que derrière le bordel, il restera quelques belles œuvres de cinéma.» Comme devise, ça a déjà plus de gueule.

 

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