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[Album de la semaine] «Universal Credit», la vie sur le fil de Jeshi


Sur des instrumentaux âpres mais toujours inventifs, Jeshi fait le portrait d’une vie rythmée par la prise de drogues, la télévision, la malbouffe et la loterie nationale, mirage définitif d’une vie de galère. (Photo Label Because)

Le rappeur Jeshi sort son premier album, Universal Credit, en référence au nom de l’allocation versée par la sécurité sociale britannique aux personnes à faible revenu. Un titre très à-propos.

Walthamstow, au nord-est de Londres. Ancienne paroisse civile, la ville a fait partie des zones les plus pauvres de l’«Outer London», ces banlieues incluses à la collectivité territoriale de la capitale en 1965, à la suite d’une réforme administrative. C’est là que s’est épanouie la scène «grime» au début des années 2000, avec l’un de ses principaux représentants, Lethal Bizzle.

Élevé dans un quartier laissé pour compte, miné par le chômage

Quand le MC, au même titre qu’un Dizzee Rascal, était parmi les premiers à faire sortir le genre de l’ombre et lui donner l’honneur des «charts», le jeune Jesse Greenway n’avait pas encore dix ans, élevé aussi bien par sa mère que par la «street». Au Guardian, le rappeur qui a depuis adopté le pseudonyme de Jeshi confiait récemment que dès l’âge de onze ans, il ne se déplaçait pas dans les rues de la ville sans dissimuler un couteau sous ses vêtements, une situation «normale», dit-il, dans un quartier laissé pour compte, miné par le chômage, le trafic de drogue et le crime, où la mobilité sociale n’existe pas et où beaucoup de familles comptent sur les aides de l’État pour survivre.

Aujourd’hui, Jeshi sort un premier album au titre très à-propos : Universal Credit. C’est le nom de l’allocation versée par la sécurité sociale britannique aux personnes à faible revenu. Sur la pochette, on le voit toucher sa pension, la taille du chèque inversement proportionnelle au montant reçu, alors que le rappeur, en survêtement, est forcé de prendre la pose en serrant la main aux cols blancs qui l’entourent. Une chose est certaine : le sens de l’humour de Jeshi est teinté d’amertume et de colère. Sa précédente sortie, l’EP Bad Taste (2020), était illustrée par la photo peu ragoûtante d’un aphte sur sa lèvre inférieure; à l’évidence, son art si particulier naît d’une vie sur le fil, sous pression.

Le sens de l’humour de Jeshi est teinté d’amertume et de colère

Car, âgé de 27 ans, Jeshi n’a, pour ainsi dire, jamais connu son pays aux mains d’un autre bord politique que le parti conservateur. Pas depuis qu’il est en âge de voter, en tout cas. Et, aux dernières nouvelles, cela ne devrait pas changer de sitôt. Il ne surprendra personne de savoir le peu d’empathie qu’ont les «Tories» pour les banlieues pauvres, et Universal Credit témoigne, en sous-texte, du fait que Downing Street, hantée cette dernière décennie par la trinité maléfique David Cameron-Theresa May-Boris Johnson, n’a rien fait pour améliorer le niveau de vie dans ces quartiers, mais qu’en plus, cette précarité grandissante est utilisée comme le bâton avec lequel les conservateurs frappent dans le débat public les plus démunis.

Raconter la vie quotidienne des « cas sociaux »

Universal Credit n’est pourtant pas une lettre ouverte et enragée qui pointe du doigt les injustices du système et le mépris des politiciens. Jeshi n’est pas un David parti en croisade contre d’intouchables Goliaths, pourtant, il est conscient que ses mots sont des armes. Et il les utilise parcimonieusement, les paroles sortant de sa bouche, torturées par l’accent de «North London» (prononcer «nohff London»), sont concises. Quand la «drill» ne raconte rien de très intéressant, Jeshi incorpore le sous-genre toujours très en vogue au Royaume-Uni à son rap hybride – qui lui doit autant qu’au grime, au hip-hop expérimental américain, au breakbeat, à la house ou à des groupes comme Radiohead ou Gorillaz –, qui raconte la vie quotidienne de ces «cas sociaux» dont il est aujourd’hui le porte-parole de facto.

Sur des instrumentaux âpres mais toujours inventifs, Jeshi fait le portrait d’une vie rythmée par la prise de drogues – douces et dures –, la télévision, la malbouffe et la loterie nationale, mirage définitif d’une vie de galère. Pourtant, le rappeur ne se positionne ni dans la glorification ni dans la dénonciation; lui observe, perpétuant la tradition du grime, sans hésiter pour autant à faire valoir son désespoir. Un titre, à mi-chemin, résume bien la teneur du disque : Generation, dont le refrain pourrait être la relecture actuelle du «No Future» cher au punk, dans le même pays où le coût de la vie devient toujours plus élevé… et où les salaires et pensions stagnent au plus bas.

Jeshi, Universal Credit. Sorti le 27 mai. Label Because. Genre rap.

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