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[Théâtre] À la carabine : œil pour œil, dent pour dent !


Victime d’un viol alors qu’elle était mineure, une jeune femme mûrit sa vengeance avant de passer à l’acte. À la carabine questionne, sans ambages, la légitimité de la violence au féminin.

Du début à la fin, il y a cet objet, central : une carabine. Celle qui, à la fête foraine, permet d’éclater à la chaîne des ballons d’hélium en toute innocence. Celle aussi qui se retourne contre un agresseur, le canon au goût métallique dans la bouche.

«C’est par elle que tout commence, c’est par elle que tout se termine!», synthétise avec justesse le comédien Simon Horváth, 23 ans, à la fois chasseur et cible dans cette pièce écrite par Pauline Peyrade. Face à lui, Amal Chtati, 18 ans, sa partenaire de jeu, porte elle aussi cette double casquette, d’abord proie facile avant de devenir la justicière de sa propre cause. «Suce, connard !», lui lance-t-elle en lui collant l’arme froide au fond du gosier, dans une toute première réplique qui donne le ton à un texte d’une férocité implacable.

C’est pour le Centaure que Fábio Godinho place sur scène le jeune tandem, réunit autour d’une question sensible qui agite les débats actuels : le viol et, en réponse, sa nécessaire réparation. Mais que faire quand la justice reste aveugle à la douleur de la victime ? Et que faire quand la société renvoie aux femmes la responsabilité de leur blessure ?

La réponse de Pauline Peyrade est nette et sans bavure : lever le poing et ne pas tendre l’autre joue! Pour À la carabine, récompensée par le Grand Prix de la Littérature Dramatique (2021) et le Prix Godot l’année suivante, elle s’est inspirée d’un ancien fait divers aux échos aujourd’hui toujours sensibles : celui d’une fille de onze ans, abusée par un ami de son frère âgé d’une vingtaine d’années. Au procès, il sera condamné pour détournement de mineur et non pas pour viol, car la victime a été déclarée consentante…

Justice imparfaite et mise à mort

Amal Chtati sort alors le texte et lit, les dents serrées : «Ils ont dit que j’étais responsable, que j’avais le droit de dire non, que j’étais d’accord. Ils ont dit qu’il n’y avait ni la menace, ni la surprise, ni la peur». «C’est d’une violence au moins comparable à celle d’une agression», soutient Pauline Peyrade dans ses notes d’intention. La comédienne, elle, n’est presque pas étonnée : «Juridiquement, ça avance, mais il faut que les choses évoluent encore !», soutenant un principe solidement ancré dans la conscience collective (et chez les hommes) : «On voit toujours le viol comme un acte qui se passe dans le noir, dans un endroit à l’écart. La victime doit se débattre, se défendre, crier…».

Ce n’est pas le cas dans cette affaire où la fille connaissait son agresseur, «un ami de la famille», enchaîne Fábio Godinho. «C’est même sa mère qui lui demande : « Tu peux faire attention à la petite ? ». Elles avaient confiance en lui.»

Se défendre au point d’être indéfendable, c’est parfois le prix à payer pour ne pas se briser

Simon Horváth, forcement dans le mauvais rôle, dépeint son personnage : «Ce n’est pas l’archétype du mec lourd, malsain. Il ne se rend pas compte de ce qu’il a fait. Il n’a d’ailleurs jamais demandé pardon…». Mais les faits sont là, comme les souffrances, insoutenables. «En parlant avec des filles de mon entourage, un acte comme celui-ci, ça équivaut à une vraie mise à mort ! Il y a de quoi en être détruite pour le reste de son existence», confie Amal Chtati. Mais alors, comment faire pour se relever de ce désaveu, de ce déni, de cette absence d’explication ? En se vengeant, simplement. La comédienne poursuit : «Comme la justice est imparfaite, elle décide de l’appliquer elle-même. Elle veut le mettre à mort, comme il l’a fait quelques années en arrière».

L’«arme» et la «cible»

Alors que dans une précédente pièce, vue au Centaure en 2022, Blackdird de David Harrower, il était question de discussion et de recherche de réponses, À la carabine ne laisse aucune place au pardon, à la résilience, à la compassion.

Ce qui amène à une autre réflexion : la légitimité de la violence. L’auteure Pauline Peyrade a choisi son camp, «parce qu’on exhorte les soumis(es) au silence, à l’humour, à la patience, afin d’éviter que les forces ne se renversent». Sans oublier que «les femmes qui usent de la violence deviennent aussitôt des monstres».

«Oui, elles ont rarement le droit à une vengeance, souligne la comédienne. Qu’un homme porte en lui une rage et l’exprime, c’est presque normal. Pour une femme, c’est qu’elle ne sait pas contrôler ses émotions.»

À l’instar de Niki de Saint Phalle qui réglait ses comptes avec un père incestueux en tirant à la carabine sur de petits sacs remplis de peinture fixés au tableau, flingue à la main, Amal Chtati avoue apprécier cette «position de force», clairement cathartique. «Dans le jeu, c’est très jouissif à jouer!», confirme le metteur en scène Fábio Godinho, vite relayé par Simon Horváth, qui comprend bien l’émotion qui traverse sa compère : «Quand je regardais le texte, je me disais : « Vas-y quoi ! ». Ce sont comme des répliques de films!». À la différence près qu’elles sont rarement dites par des femmes, à l’exception toutefois d’un récent film, Promising Young Woman (2020), modèle du genre et tout autant sans concession.

Sur scène, au milieu de ballons en suspension, dans des couleurs inquiétantes «à la David Lynch» (concoctées par Antoine Colla) et une musique «oppressante» (créée par Nigji Sanges), le duo alterne les humeurs, dans un bras de fer qui fait fi de toute chronologie. À la carabine mélange en effet les temporalités, saute du stand de tir aux représailles en passant par les «entraînements», appellation donnée par la victime à ses séances sportives où elle se prépare à l’irrémédiable.

L’«arme» et la «cible», les deux seuls noms attribués aux personnages, changent continuellement. Un enchevêtrement loin d’être facile à jouer… «Ça bascule tout le temps! D’une scène toute sympathique, on enchaîne avec une autre où je suis sur lui à le menacer. De quoi finir schizophrène!», rigole Amal Chtati. À la manière dont elle tient l’arme, avec laquelle elle ne fait qu’une, on la sent pourtant lucide, pour ne pas dire déterminée. Elle aussi a choisi son camp.

La pièce

Le point de départ est un fait divers : une enfant de onze ans qu’un tribunal, en France, a reconnue consentante à son propre viol. Des années plus tard, devenue jeune femme, elle s’entraîne afin de se faire justice elle-même. Parce qu’à la violence répond la violence, implacable, furieuse…

Théâtre du Centaure – Luxembourg.
Première le 25 avril à 20 h.
Jusqu’au 14 mai.

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