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[Photos] Vues inspirées d’un Luxembourg confiné


Marc Schroeder, par exemple, a intitulé son projet «Break», comprendre un coup d'arrêt, une pause. (photo DR/Marc Schroeder)

Fidèle à sa mission de documenter les changements majeurs touchant le Luxembourg, le Centre national de l’audiovisuel (CNA) a demandé à six photographes de rendre compte de l’impact de la crise actuelle sur les environnements sociaux ainsi que sur les paysages urbains et naturels du pays. Des «chroniques d’une pandémie» racontées ici par leurs auteurs, en immersion.

On dirait le Sud… un dimanche après-midi ! (Romain Girtgen)

Romain Girtgen n’arrive plus à reconnaître la région qui lui est pourtant «familière» et qui, habituellement, «bourdonne». Pas évident pour ce timide avoué de se retrouver face au vide, au néant, à l’angoisse… «Franchement, ça n’est pas évident de documenter cela», dit-il à propos de la commande, certes «nécessaire», du CNA. Son impression : être bloqué, comme Bill Murray dans le film Groundhog Day, la même journée, qu’il revit en boucle. La sienne se déroulerait un dimanche après-midi, en pire : «Il n’y a personne dans les parcs, et même l’église est fermée !», précise-t-il. Ses clichés évoquent donc l’absence, ce sentiment d’être seul au monde, les rues désertes, les «vitrines des bistrots cachant des chaises repliées et des comptoirs sans personne derrière».

«Les gens restent dans leur jardin, ou se cachent derrière les murs de leur maison. Cette pandémie est invisible, impalpable.» Après une longue errance au Gaalgebierg, désespérément sans âme, il cherche alors une présence, un sourire, même, derrière le masque. «Il m’arrive de chercher des informations sur Facebook», reconnaît-il, histoire de saisir, parfois, des instantanés de vie. Il y a, «un peu partout», ces applaudissements destinés au personnel médical et ces concerts improvisés aux balcons. Sans oublier le marché, rare instant encore social. Quoique… «À Kayl, un grand costaud m’a agressé parce que j’ai pris une photo. Il voulait casser mon appareil… et ma tête !» Il lui a alors demandé de garder la distance de sécurité. Un réflexe de circonstance.

Journal intime sans cigarette (Patrick Galbats)

Patrick Galbats, lui, n’est pas au Luxembourg, mais à Bruxelles, d’où il ne peut partir «avant la fin du confinement». C’est donc de Belgique qu’il répond à la commande du CNA, d’une manière toute personnelle, ce qui se perçoit rien que dans l’intitulé choisi pour ce travail à distance, en référence au livre de Gabriel García Márquez, L’Amour aux temps du choléra (1985). «J’ai eu envie de parler de ces passions possibles, ou impossibles. Ce Covid-19 induit une forte solitude, une distance et une angoisse», témoigne-t-il.

Lui-même avoue avoir, lors des deux premières semaines d’isolement, eu «peur» d’être malade et, pire, de contaminer son entourage. «J’étais franchement angoissé !», dit-il. Il a donc trouvé des palliatifs : la photographie, bien sûr, qu’il pratique régulièrement «sans but précis», s’accordant aussi, entre deux balades à vélo le long du canal, du temps pour lui. Une «euphorie» qui l’amène par exemple, cette semaine, à remplir sa feuille d’imposition, et à poursuivre le challenge qu’il s’est fixé : arrêter la cigarette. «Ça va faire trois semaines que je tiens !», lâche-t-il, comme pour se motiver.

À côté de cela, ce photographe «social», comme il aime se définir, a dû changer de sujet en ces temps d’éloignement : d’abord en s’orientant vers un «ready-made urbain», pointant son regard sur de petits détails de la ville, et la nature morte. Ensuite, paradoxalement, en témoignant, au jour le jour, de son intimité qu’il partage avec son amie. Un voyage sincère entre amour, angoisse et légèreté qui, au moins, l’aura éloigné de ses tourments. Reste une préoccupation majeure : «J’espère que pour moi, la clope, c’est fini. Sinon, quand les terrasses vont rouvrir, il va falloir être fort!» (Il rit)

Nationale 7, Stephen King et village sans issue (Véronique Kolber)

Véronique Kolber est l’une des dernières artistes au Luxembourg à avoir eu le droit à une exposition. C’était en février, et pour accompagner le lancement du LuxFilmFest, elle dévoilait ses images réalisées aux États-Unis, mystérieuses et à l’atmosphère étrange, comme un film de David Lynch. Fan de Stephen King, maître de l’horreur, elle est aujourd’hui servie. «Avec cette pandémie, c’est comme si mon ancien travail me rattrapait.»

Celle qui a réussi à photographier la Bourse de New York en pleine journée sans la moindre trace humaine se retrouve aujourd’hui à immortaliser l’impact du Covid-19 dans le nord du pays, à l’activité chamboulée. «La vie est plus sensible dans les vastes paysages ruraux que dans les principales villes du Nord», dit-elle, après de longues heures d’errance à Diekirch, Wiltz, Ettelbruck ou encore Clervaux.

Son axe de travail, de recherche, c’est la nationale 7, qui l’oriente, la perd. «Cette commande n’est pas seulement qu’un travail : il représente le sentiment essentiel d’être libre de déambuler.» Appareil en bandoulière, elle suit la lumière, les couleurs, laisse parler les sensations et le hasard où les chemins de fortune la mènent. «Je suis arrivée dans un lieu-dit où il n’y avait même pas de sortie !» (Elle rit) Un homme qui travaillait le bois la regarde de la tête au pied, étonné de sa singulière présence. Plus loin, un agneau est lui aussi intrigué : «J’ai eu l’impression que j’allais être la seule personne qu’il verrait de la journée !» Elle avoue avoir du mal à se débarrasser de ce «sentiment bizarre» propre à la situation du moment. Mais à l’instar des romans «SF» qu’elle dévore, elle espère une fin positive, s’attachant à une jolie formule : «Après la nuit, il y a toujours un nouveau jour qui se lève.»

Avec le soleil, la vie est moins triste (Andrés Lejona)

Avec son charmant accent espagnol, sa gouaille tranquille et son tutoiement facile, Andrés Lejona est un peu triste que le monde se soit arrêté et, avec lui, l’interaction sociale, les contacts, l’agitation des villes… Oui, ça le touche de «voir une petite fille de quatre ans» au sourire amputé par un masque. Oui, ça l’émeut de ne voir aucun pique-nique alors qu’il fait beau. Alors, pour éviter que la torpeur ne l’emporte, il relativise, cherche à mettre dans ses images de l’ironie et de l’humour, en tout cas, «jusqu’où le permet la situation actuelle».
Symbole de cette nécessité, cet éléphant rouge à la trompe-toboggan qui semble se désaltérer au cœur d’un jardin d’enfants laissé à l’abandon. Lui s’était donné comme mission de documenter un avant et un après, mais sur les rives mosellanes, rien n’a vraiment changé, en apparence bien sûr. «C’est très rural, et la campagne est, habituellement, déjà tranquille.» Certes, à Grevenmacher, les péniches restent à quai, et au centre-ville de Remich, plus personne ne trinque dans les cafés, tandis que les ponts menant vers l’Allemagne, eux, sont fermés.
Andrés Lejona photographie cette «situation surréaliste», «sans fard ni arrangement» – c’est sa mission du moment – mais il sait aussi s’abandonner et laisser parler son regard «artistique». «On devient plus sensible aux détails au fur et à mesure du temps. On réapprend à voir les choses, même si parfois, c’est une souffrance!» «Heureusement qu’il y a le soleil!», avoue-t-il dans un rire fédérateur. D’ailleurs, sur son téléphone, il reste fidèle à cette application qui lui indique où trouver la meilleure lumière. Un impératif vital pour lui.

Des sensations à fleur de peau (Carole Melchior)

Chez Carole Melchior, tout est une question de sensation. Il y a d’abord eu un mois de mars «intense», porté par des sentiments diffus – «de la peur, de la tristesse, de la colère, de la joie» aussi et cet envie de «printemps». Puis arrive cette commande du CNA, et cette sortie le long de la frontière belgo-luxembourgeoise. «Après 19 jours de confinement seule chez moi, ce voyage semble être une expédition. L’impression de sortir d’un vaisseau, ma maison, pour m’aventurer au dehors.»

Fidèle à ses sentiments et cette sensibilité à fleur de peau, elle évite de tomber dans le cliché, pourtant si actuel, des masques et de la distanciation, pour saisir, dans ses déambulations, «des bribes, des fragments» qu’elle prélève «intuitivement». «Je fonctionne comme un récepteur, explique-t-elle. J’aime me laisser guider par ma perception. Un appareil, c’est une extension de tout ça, pour peu que l’on s’entende bien avec… Mon but est de saisir les choses, pas de les contrôler.» Qu’importe, alors, le cadrage, la netteté de l’image, les couleurs, la lumière… Carole Melchior ne prépare rien, laissant l’instinct diriger son objectif. Seule la sélection finale des photos obéit à une rigueur cartésienne. Elle confirme l’idée : «Dans ce travail, je veux être la plus libre possible, être attirée par une odeur, un rayon de soleil… Et surtout saisir cette tension qui nous entoure.»

Alors elle roule, elle marche, elle s’arrête et observe, sans chercher forcément à maîtriser le geste. «Je me perds plus que je n’enquête», résume-t-elle, captant au fil du chemin un «flux visuel» à travers lequel elle laisse «une histoire se tisser, comme un instant ordinaire». Une démarche certes «subtile», mais qui permet «d’ouvrir le champ des possibles». Une contemplation poétique et une légèreté bienvenues en ces temps de paralysie et de gravité terrestre.

Contraintes, ruptures et capital(ism)e à l’arrêt (Marc Schroeder)

Marc Schroeder a intitulé son projet «Break», comprendre un coup d’arrêt, une pause. Le Covid-19 l’a en effet contraint, d’abord, à stopper ses voyages entre Luxembourg, Berlin et Lisbonne, auxquels il s’adonne à un rythme régulier. Un homme libre, qui n’aime donc pas les contraintes trop pesantes. Il a dû pourtant s’y confronter, doublement : d’abord en étant bloqué chez ses parents avec un matériel photographique limité, ensuite en acceptant la commande du CNA, pratique qui n’est pas dans ses «habitudes». Comme ses homologues, il s’est vite inquiété de cette nouvelle tâche. «C’est compliqué d’immortaliser le néant. Montrer des rues vides, des places désertes durant un mois, c’est l’ennui assuré, pour les gens, comme pour moi !» (Il rit)

Après réflexion, il trouve enfin sa voie. «Je pensais trop avec ma tête, pas assez avec mon âme», lâche-t-il, philosophe. Dans une capitale figée et sonnant le creux, il profite alors de l’absence de mouvement pour saisir la géométrie des bâtiments, les angles, les lignes… Toujours avec son petit objectif (35 mm). D’où ces photographies, en noir et blanc et verticales, exprimant, dans leur essence même, «l’étroitesse du confinement». Oubliant les grands espaces en format paysage, Marc Schroeder reste obsédé par cette notion de rupture. Il immortalise alors cette économie enfin stoppée dans ses élans destructeurs, cet aéroport sans avions, ces fiers immeubles au Kirchberg sans leurs fourmis en costard.

En réponse à cette trêve, il montre aussi «la débrouillardise, la solidarité» des hommes et femmes, les nouvelles attitudes, les adaptations, comme sur ce cliché montrant deux jeunes filles, voisines d’immeuble, improvisant un apéritif «à distance». Il aurait aimé être caméraman pour saisir l’étrange chorégraphie des marchés, cette «danse de l’évitement». Il aimerait aussi ne pas tomber, à chaque sortie nocturne, sur les mêmes SDF, seules âmes qui vivent encore dehors, les vrais oubliés de cette crise. Il avoue même trouver une justesse dans cette capitale sans vie, lui qui, d’habitude, la trouve déjà «trop parfaite, trop stérile», en dehors, peut-être, des «chantiers» sans fin qui la défigurent. «J’ai toujours voulu capter cette ambiance, même avant le confinement.» Le voilà servi, en attendant de retrouver, un jour prochain, le chaos des nuits berlinoises et lisboètes.

Grégory Cimatti

Un commentaire

  1. il aurait du demander au photographe Michael Dautremont qui à un style vraiment superbe (et qui est à luxembourg si je ne me trompe pas) de faire une série, je suis certains que l’on aurait eu aussi de belles choses.

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