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« Orchidées », de Pippo Delbono : du théâtre brut à Esch-sur-Alzette


Samedi à Esch-sur-Alzette, Pippo Delbono présente Orchidées, sa dernière pièce née d'un «besoin vital de continuer à écrire, à parler d'amour».

Animé par l’idée d’une destructuration totale d’un genre théâtral établi, Pippo Delbono présente Orchidées ce samedi à Esch-sur-Alzette. Entretien avec un comédien et metteur en scène hors norme.

Enfant terrible, chien fou de la scène internationale, il crée des mondes fantasmagoriques, s’emparant du plateau avec sa troupe, ses créatures, sa bande d’illuminés. Ce samedi 15 octobre, à Esch-sur-Alzette, Pippo Delbono présente Orchidées, sa dernière pièce née d’un «besoin vital de continuer à écrire, à parler d’amour». Ou quand la vie comble «un grand vide».

Avec Pippo Delbono, il fallait évidemment s’attendre à quelque chose de singulier. «Dépêchez-vous, je n’ai que trois minutes pour l’interview, sinon, ils vont me virer de la chambre d’hôtel …» Personnage iconoclaste, comédien, réalisateur et surtout metteur en scène à la tête depuis plus de 20  ans d’une troupe unique de professionnels et d’amateurs anciens marginaux, il bouscule le théâtre, qu’il veut libre, plein de musique, de danse, de silence aussi, et de rage…

Depuis la fin des années 80, à travers sa compagnie, ses nombreuses pièces ( Guerra , Gente di plastica , Urlo …) ne laissent personne indifférent. Lui qui dit « être avec le public, pas devant » multiplie les audaces, casse les structures établies et crie son amour pour la vie. Entretien avec un poète d’un théâtre «brut» qui se réalise dans une communauté fraternelle.

Le Quotidien : Comment est née Orchidées ?

Pippo Delbono  : Cette pièce est née du grand vide que m’a laissé ma mère lorsqu’elle est morte. Ce drôle de sentiment de ne plus se sentir l’enfant de personne. Il y a eu alors, chez moi, ce besoin irrépressible de parler de l’amour face à cette perte, cette absence. C’est que la vie accompagne toujours la disparition… J’ai ressenti également ce besoin de souffler, d’arrêter le temps et de contempler le monde. J’y ai vu du chaos, et de l’incompréhension. D’où cette orchidée, une fleur belle, mais aussi extrêmement mauvaise, parce qu’on y distingue pas le vrai du faux. C’est le monde tel qu’il est, fait de merveilles et violences. C’est comme le théâtre qui, à mes yeux, a clairement perdu son sens révolutionnaire. C’est un lieu de mensonges.

Quel est alors votre théâtre?

Un endroit avec un sens, une objectivité, un souffle de vie. Un lieu, certes, de confusion, mais lucide. Ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est la remise en question, la recherche des voies, un nouveau langage. Chaque création est une nouvelle étape. D’où par exemple, l’usage de la vidéo dans Orchidées . L’important n’est pas forcément ce que l’on dit, mais comment on choisit de le dire. C’est bien beau de s’emparer de grands thèmes, mais le monde, lui, s’en moque! On voit du racisme partout, les gens sont terrifiés.

Le théâtre est devenu un lieu de sécurité. À quoi sert-il alors? Les gens s’y rendent maintenant pour s’y reconnaître. Mais à quoi bon? Comment vont-ils alors réagir devant des réfugiés, qui ne leur ressemblent pas? Non, il faut déstabiliser. Shakespeare, Tchekhov et bien d’autres n’étaient pas des conservateurs. C’étaient des révolutionnaires. Comme l’étaient, dans la musique, Verdi, Puccini ou Mozart. Mais ils sont devenus des standards culturels. C’est grave!

Est-ce important, voire nécessaire, de bousculer le théâtre dans ses certitudes?

Mais le théâtre, dans son histoire, a toujours cherché à casser les murs. Sinon, à quoi il servirait, alors? Personnellement, j’ai toujours pensé aux autres et je n’ai jamais eu aucun désir de choquer, juste pour le geste. On est des enfants, nous, les artistes, on a besoin du public. Je ne vais sûrement pas demander à quelqu’un de s’asseoir alors qu’il s’est levé pour applaudir (il rit) . Je n’aime pas provoquer, mais si, en effet, on cherche à développer, à tracer une voie tout en sincérité dans un monde devenu réactionnaire, alors oui, vous passez pour un provocateur. Pourtant, ça fait 30  ans que je pratique le bouddhisme. C’est un comble!

Est-ce l’humanisme qui vous motive?

Évidemment, mon parcours en témoigne. À un moment, il faut être honnête avec soi-même. Si on n’a plus de moteur, autant alors changer de métier!

Qu’aurez-vous fait, alors?

(Sans hésitation) Restaurateur! S’il y a bien une chose sur laquelle les Italiens sont d’accord, c’est la cuisine. C’est bien la seule pour laquelle je suis nationaliste (il rit) .

Vous avez parlé de la notion de vide contemporain. Est-il important, face à cette absence de repères, d’être entouré par les siens, sa famille du théâtre?

C’est important, en effet, dans ma compagnie, qu’il y ait des gens avec qui je travaille régulièrement. Regardez Bobo, un sourd et muet microcéphale, à l’époque cantonné à un asile psychiatrique. S’il est là, aujourd’hui, à mes côtés, ce n’est pas parce que je suis beau et charitable. C’est un génie de la représentation! Quand il arrive, magnétique, la scène s’illumine de mille feux. C’est un homme extraordinaire qui m’a donné beaucoup de choses.

C’est vrai, je l’ai libéré d’un lieu, mais qu’est-ce qu’il a donné à mon théâtre! Évidemment, si j’étais un conservateur, il devrait se contenter de cris d’animaux de temps en temps (il pousse des grognements) , mais dans un théâtre qui veut ouvrir le langage, c’est un protagoniste de premier choix, au même titre que Nelson (Lariccia), un ancien clochard et d’autres qui m’accompagnent avec bonheur depuis longtemps. Mais on n’est pas une famille au sens noble du mot. On est un peu éloignés. Et on ne se voit pas aux anniversaires! Sinon, ça devient vite pesant.

Vos œuvres sont en équilibre entre dérision et révolution. Parmi ces deux attributs, duquel vous sentez-vous le plus proche?

Aucun des deux. La chose avec laquelle je suis à l’aise, que je sais manier, c’est l’ironie. C’est naturel chez moi. Avec l’ironie, on peut parler de drames, aborder des thématiques importantes, car elle induit une distance. Plus on prend du recul, plus le ton est juste. N’oublions pas, non plus, que le théâtre reste un jeu. Même si parfois, il s’amuse de choses douloureuses.

Mais il faut bien les dire, ces choses qui attristent, qui peinent.

Bien sûr, surtout que je ne suis pas du genre à m’embarrasser. Pour moi, la métaphore a fait son temps. Il faut être direct. J’aime cette force de regarder le public dans les yeux pour lui dire les choses comme elles sont.

Quels sont vos espoirs en l’avenir? Le monde ne va pas mieux depuis que vous avez écrit Orchidées ?

Je suis divisé entre l’espoir et la foi. Mes espérances restent faibles, car à mes yeux, le monde descend toujours un peu plus bas. On avance sur un fil, et demain, les États-Unis peuvent être dirigés par quelqu’un aux idées monstrueuses… La foi, elle, me dit qu’au bout du compte, on va gagner. Le marché va se casser la gueule et on va respirer. Oui, dans quelque temps, on ira mieux…

Vous jouez samedi au théâtre d’Esch-sur-Alzette. La représentation de dimanche, elle, a été annulée. Savez-vous pourquoi?

Apparemment, deux jours de Pippo Delbono, c’est trop! (il rit) . En fait, je crois qu’il n’y avait pas assez de public. Je ne pensais pas que ça m’arriverait une fois dans ma vie… Il manque un peu de curiosité au Luxembourg. (Il marque une pause) Remarquez, ça m’arrange assez  : le même jour, j’avais une exposition avec des réfugiés au Centre Pecci à Prato (en Toscane). Ça m’embêtait de ne pas pouvoir y être. Alors, quand on m’a dit que le 16  octobre était tombé à l’eau, je me suis dit « wouhou »! Mais il ne faut pas le dire trop fort…

Grégory Cimatti

Orchidées. Théâtre – Esch-sur-Alzette. Samedi 15 octobre à 20 h.

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