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[Cinéma] «Reality» : cinéma ou vérité ?


«Il y a eu une évidence dans le choix» de l’actrice Sydney Sweeney, explique Tina Satter. «Elle a un art parfait de la nuance.» (Photo : hbo films)

En se basant sur la retranscription d’un interrogatoire du FBI, la réalisatrice Tina Satter brosse avec Reality, son premier film, le portrait percutant d’une lanceuse d’alerte.

L’histoire complexe et contradictoire des États-Unis a atteint son paroxysme au tournant du nouveau millénaire, quand se sont multipliés les lanceurs d’alerte sur des sujets d’intérêt public tels que la sécurité nationale, la santé ou la justice. Erin Brockovich, Edward Snowden ou Chelsea Manning sont aujourd’hui aussi des célébrités dans le domaine de l’information; une notoriété dont ne jouit pas Reality Winner, arrêtée en 2017 pour avoir transmis des informations suggérant une ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016, remportée par Donald Trump. Parce que la jeune femme, âgée de 26 ans au moment des faits, ne semblait pas prête, au contraire de ses illustres prédécesseurs, à sacrifier sa vie contre ses informations. Pour la réalisatrice Tina Satter, interrogée en juin par la revue Trois Couleurs, «elle se disait, un peu naïvement peut-être, que les lanceurs d’alerte étaient protégés». Mais à l’issue d’un interrogatoire et d’une perquisition à son domicile, Reality Winner a été arrêtée par le FBI puis jugée à une peine de cinq ans de prison, la plus longue jamais imposée à une lanceuse d’alerte.

Sous les traits de l’actrice Sydney Sweeney, Reality Winner (libérée en 2021 à la suite d’une remise de peine pour bonne conduite) est devenue elle aussi un personnage de cinéma. Pour un film étouffant et antispectaculaire, aux antipodes des grands thrillers d’investigation de Steven Soderbergh (Erin Brockovich, 2000), Oliver Stone (Snowden, 2016) ou Michael Mann (The Insider, 1999). Le cadre de Reality est un quartier calme et le récit, quasiment en temps réel, est ramassé sur l’espace d’une fin d’après-midi. Ses derniers instants de liberté, lorsqu’elle s’apprête à rentrer chez elle, les bras chargés de sacs de courses, et qu’elle est interpellée sur le perron de sa maison de banlieue par deux agents du FBI.

Un film étouffant et antispectaculaire, aux antipodes des grands thrillers d’investigation

De la même manière que l’histoire de Reality Winner est liée à la découverte d’un document – révélé par le site The Intercept trois heures à peine avant l’interpellation de la lanceuse d’alerte –, le film reprend intégralement la retranscription de l’interrogatoire peu conventionnel mené par le FBI au domicile de la jeune femme. «Ce document m’a fait l’effet d’une secousse, avoue Tina Satter. Dès la première page, il y avait quelque chose (…) de théâtral. Il y était mentionné les noms des « participants », comme s’il s’agissait des personnages d’une pièce» de théâtre; c’est d’ailleurs sur les planches que Tina Satter a d’abord porté ce scénario involontaire, en 2019, avec la pièce Is This a Room, dont Reality est l’adaptation filmique.

C’est là que le paradoxe du titre prend tout son sens : en collant au plus près de la réalité, incluant par là même une économie de temps, de personnages et de décors, Tina Satter dresse le portrait de son héroïne en deux temps. D’abord par une conversation en apparence anodine dans laquelle il est question de yoga et d’animaux de compagnie, mais où l’on découvre aussi que la jeune femme, ancienne militaire de l’US Air Force et traductrice, parle couramment le persan et plusieurs de ses dialectes. Puis dans une étrange pièce vide au fond de la maison de Reality, où l’interrogatoire prend de l’ampleur et où les fédéraux révèlent la raison de leur présence. Face au dialogue, respecté verbatim (jusqu’à la moindre quinte de toux dont souffre l’un des agents du FBI), Tina Satter donne à voir ce que les mots ne révèlent pas : le visage de Reality, au mieux inquiet, au pire intimidant, est scruté sous tous les angles et chaque détail semble compter. «Ça me fascinait de m’imaginer comment, progressivement, elle réalisait ce pour quoi le FBI était là, se demandait si elle devait rester, obéir, faire semblant de poursuivre cette conversation l’air de rien», dit la réalisatrice.

La pièce vide qui sert de décor à la seconde moitié du film est représentée comme un espace mental, et la bienveillance des deux agents (des hommes) ouvre chez Reality une porte, à la façon d’un David Lynch, sur sa propre insécurité dans la confrontation des sexes. «Il fallait que le spectateur ressente lui aussi cet étau qui se resserre (…) Et, plus généralement, de ressentir ce que c’est d’être une jeune femme qui doit rester dans un espace clos avec des hommes, en étant privée de libre arbitre», abonde Tina Satter. Le sens de la réalité est surtout un espace de jeu pour la cinéaste lorsque son scénario se mesure aux mots et passages classés secret défense et, donc, expurgés de la retranscription d’origine : comme des bugs trafiqués, les personnages disparaissent le temps d’un clignement d’yeux. Tina Satter explique que «c’est une façon de faire sentir que la parole autour de ce scandale géopolitique est censurée». En soulignant que son film raconte l’histoire «d’une lanceuse d’alerte qu’on veut faire taire».

Reality,
de Tina Satter.

 

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