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[Cinéma] Gaspar Noé : «Je suis plus en paix avec le présent qu’à vingt ans»


Ce soir, la Cinémathèque projette deux versions d’Irréversible : l’originelle (2002) et son «Inversion intégrale» (2020). C’est au LuxFilmFest que nous avions échangé avec le réalisateur de ce dyptique miroir, Gaspar Noé, à propos… du temps.

Dans le cinéma de Gaspar Noé, le temps joue un rôle plus qu’essentiel. Rafraîchissons-nous la mémoire. Le temps est un élément de tension dans Seul contre tous (1999), via un carton d’avertissement («Vous avez trente secondes pour abandonner la projection de ce film»). Le temps est inversé dans Irréversible (2002) : on part de la fin pour arriver au début. Le temps encore est dilaté dans le «trip» post-mortem Enter the Void (2009), où les flash-back se mêlent aux visions (subjectives) hallucinées. Le temps est éclaté dans Love (2015), une histoire d’amour qui, parce qu’elle refuse la linéarité, ressemble à un puzzle de souvenirs, renvoyant ainsi au roman du compatriote argentin Alan Pauls, Le Passé. Enfin, Vortex (2021), en tant que récit d’un couple en fin de vie, confirme le carton d’Irréversible : le temps détruit tout. Il était donc naturel que l’interview de Gaspar Noé tourne autour du temps, de ce qui reste et de ce qui n’est plus, de l’avenir et de l’éternité, en passant par l’enfance à Buenos Aires où, dans les salles obscures, le futur cinéaste a vu la lumière.

« Le temps révèle tout » devait être le carton originel d’Irréversible, c’est devenu celui de l’ »Inversion intégrale ». Pile quarante ans après Tintarella di Luna, votre premier court métrage, qu’est-ce que le temps vous a révélé ?

Gaspar Noé : Plus le temps avance, plus ma mémoire est floue; je ne sais pas si c’est parce que le disque dur est plein et qu’il retient moins de données ou si c’est juste parce que le cerveau marche moins bien. Je ne suis pas très porté sur la postérité – mon père (NDLR : le peintre Luis Felipe Noé) l’est plus. En tout cas, avec le temps qui passe, je suis plus en paix avec le présent que je ne l’ai été à vingt ans. Aussi, plus le temps avance, moins j’ai peur de la mort.

Mon père trouve que mon film le plus dur, c’est Vortex

Vos œuvres, elles, résistent à l’épreuve du temps. Et ont même une nouvelle vie, comme Irréversible, que vous avez remonté à l’endroit.

Je me demande quelle forme les films vont prendre dans le futur. Leur pérennité est sujette à l’avenir de l’humanité. Ce n’est pas comme un monument en métal; les films resteront s’ils peuvent être lus sous leur format actuel. Mais s’il y a une Troisième Guerre mondiale, les disques durs qui les contiennent pourraient être irradiés. Les films vieillissent vite, hein? Alors j’en fais au fur et à mesure. Je suis content de vivre le temps présent.

Après la caméra subjective d’Enter The Void, la 3D avec Love ou le split-screen dans Lux Æterna (2019) et Vortex, que voudriez-vous expérimenter aujourd’hui ?

À un moment, quand des techniciens ou des comédiens voulaient savoir quel était mon prochain projet, je disais, plus comme une blague, que ça allait être un porno (NDLR : lequel est devenu Love). D’un coup, beaucoup lâchaient l’affaire. Là, je dis que je vais faire un documentaire à l’arrache ou un film avec des enfants.

Il y a des enfants dans tous vos longs métrages, aux « réunions de famille«  de Vortex en passant par la séquence finale d’Irréversible

J’ai fait pas mal de films avec des enfants, mais pas un film qu’avec des enfants. Je m’entends super bien avec eux. J’ai adoré travailler avec Emily Alyn Lind, la gamine d’Enter The Void, et avec Kylian Dheret, qui joue le petit-fils dans Vortex. J’aimerais bien le faire aussi peut-être parce que c’est une frustration : je n’ai pas d’enfants.

Les films vieillissent vite, hein?

Considérez-vous alors certains cinéastes comme des fils spirituels ?

Plutôt comme des petits frères ou des cousins, plus ou moins âgés. En cousin lointain, j’adore Todd Solondz. Côté frère adoptif, je rigole comme un fou avec Vincent Gallo. C’est un cercle d’amitié et de respect mutuel. Darren Aronofsky est un pote. Maintenant, je suis copain avec Ari Aster. Tu te rapproches des réalisateurs dont tu aimes les films. Je parle régulièrement avec Alain Cavalier. Pendant que je montais Seul contre tous, il était passé à la salle de montage et m’avait donné des conseils. Il a été l’un des premiers à qui j’ai montré Climax et Vortex; il a l’œil très aiguisé.

Votre cinéphilie à vous a démarré dès l’enfance, à Buenos Aires…

Oui, à l’âge de dix, onze ans, accompagné de cet ami dont le grand-père était caissier dans une salle de cinéma. On allait voir deux films par jour. À dix ans, j’allais voir Death Wish (Michael Winner, 1972). Les salles de cinéma, c’était pour moi ce qu’il y avait de mieux dans la vie. Buenos Aires en comptait entre cent et deux-cent. Elles ont toutes fermé pour devenir des théâtres ou des supermarchés. En Argentine comme partout, les gens consomment les films via les plateformes de streaming. C’est peut-être par réaction opposée que je n’ai pas de plateforme chez moi.

Le temps détruit-il les objets physiques ?

En Argentine, il n’y a plus un seul magasin de Blu-Ray. J’aime bien l’objet physique : c’est de la collectionnite. 2001 : A Space Odyssey (Stanley Kubrick, 1968), je ne peux pas le posséder. Comment posséder l’œuvre de quelqu’un d’autre? À travers les petites maquettes en plastique ou les affiches. Mais aussi le Blu-Ray. J’admire les films de Dreyer, comme Vredens Dag (1943) ou La Passion de Jeanne d’Arc (1928); je me dis, « Tiens, j’ai la meilleure édition, avec tel bonus. » Ça m’est arrivé de donner un DVD à des danseurs de Climax, pour qu’ils voient un film, de moi ou de quelqu’un d’autre; ils le posaient sur l’étagère sans savoir quoi en faire, comme si c’était une disquette.

Comment percevez-vous l’évolution de la représentation du sexe à l’écran ?

Une forme de puritanisme s’est installée, mais des cases permettent les exceptions. Je pense que c’est plus simple aujourd’hui pour une femme de faire des séquences de type explicite qui ressemblent à ce qui se passe dans nos vies. Même dans le cas des productions érotiques, il y a des coordonnateurs d’intimité. Il y a moins de drames psychologiques contenant des scènes de troubles sexuels. On vit dans une décennie belliqueuse : c’est facile de faire des films de guerre avec des gens démembrés. S’il n’est pas de nature sexuelle, le sadisme ne pose pas de problème. Ce qui m’hallucine, c’est Instagram, qui interdit les tétons, alors que c’est la source de vie de n’importe quel bébé. On n’est pas censé être au XVIIIe siècle. Ni dans une société religieuse.

Où en est, à ce propos, votre projet de film sur la religion ?

En réalité, j’en ai deux, très violents. Je ne sais pas si, à l’heure actuelle, les gens veulent voir un film comme Salò de Pasolini (1975) ou sur la barbarie religieuse. Il y a un rejet, après tout ce qui s’est passé avec l’État islamique. Les images de gens égorgés, brouillées ou pas, tout le monde en a vu. Moi, à l’époque où j’ai découvert Salò, ça m’avait impressionné. C’est peut-être pour cette raison que j’ai fait Irréversible.

Irréversible est souvent mis dans le rayon des « films les plus violents de tous les temps ».

Mon père trouve que mon film le plus dur, c’est Vortex. Sans doute parce qu’il a vu sa femme – ma mère – perdre la tête. Ça lui rappelle donc les moments les plus douloureux de sa vie. C’est un enfer dont on parle peu.

L’électrochoc Irréversible

En 2002, Irréversible a été un choc. Le résumé? Une histoire de viol et de vengeance, racontée à l’envers. Le casting? Monica Bellucci et Vincent Cassel, en couple à l’époque, ainsi qu’Albert Dupontel, tous les trois plus vrais que nature. Par-delà le scandale, à Cannes puis partout, dû à sa séquence de viol atroce (et interminable), Irréversible est un chef-d’œuvre sensoriel. Il s’avère impossible d’oublier les prouesses esthétiques de Gaspar Noé et de Benoît Debie, chef opérateur star dont c’était là le premier long métrage. Les mouvements de caméra du film, ses effets spéciaux bluffants, ses stroboscopes étourdissants, ses infrabasses et la bande-son anxiogène de Thomas Bangalter, moitié des Daft Punk. Jusqu’à la fluidité de ses plans-séquences, parmi les plus dingues de l’histoire du cinéma, à situer entre Soy Cuba (Mikhaïl Kalatozov, 1962), les meilleurs De Palma et Victoria (Sebastian Schipper, 2015).

De temps, il en est question, à travers le montage antéchronologique. Le film, qui se fait son propre «spoiler», démarre en enfer et finit au paradis. Les aiguilles sont inversées. Tout est déjà trop tard, puisque «tout est déjà écrit» – ou plutôt «tout est déjà filmé» –, ce qui débouche, par cette fatalité, sur la plus grande des tragédies.

En 2020, Noé remonte Irréversible du début à la fin, achevant d’en faire un film-miroir – ou palindrome, sachant que le tournage du film s’est déroulé, lui, dans l’ordre chronologique. À cela près que les deux versions ne se regardent pas pareil. Aussi faux soit-il, dans celle d’origine, il y avait un happy end, cette séquence du réveil qui pouvait faire croire que tout ce qui avait précédé n’était qu’un cauchemar. Dans l’«Inversion intégrale», en démarrant par un hymne à la vie (l’amour, l’amitié, la fête), le film aurait des faux airs de… comédie. Sauf que, pour citer le carton de cette nouvelle version, «le temps révèle tout». Toujours est-il qu’à l’envers comme à l’endroit, le temps n’a rien changé à Irréversible : sa vision reste un choc.

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