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[Cinéma] «Babylon», l’hédonisme hollywoodien


Avec «Babylon», Damien Chazelle organise le baroud d'honneur du cinéma muet dans un feu d'artifice de violence, de sexe, de drogue et d'amour. (Photo : Paramount Pictures)

Damien Chazelle replonge dans l’histoire du cinéma pour une œuvre tout en démesure, Babylon, film fleuve et cru avec Margot Robbie et Brad Pitt, récit croisé de la liberté et des excès du Hollywood des débuts.

Pendant 3 h 09, Babylon recrée le Hollywood des années 1920, à l’heure où le son commence à apparaître, condamnant le monde du muet à l’oubli. Certaines anciennes gloires pouvaient alors être renvoyées du jour au lendemain, noyant leur désespoir dans la drogue et l’alcool.

Le cinquième et nouveau film du cinéaste franco-américain Damien Chazelle croise trois destins, inspirés de vedettes de l’époque. Brad Pitt, tout en autodérision, y campe un acteur établi dont l’étoile commence à pâlir, Margot Robbie joue l’actrice débutante propulsée sur le devant de la scène et le nouveau venu Diego Calva, un ingénu qui se retrouve un peu par hasard derrière la caméra.

À l’écran, la vie des stars est rythmée par des fêtes démentielles et des tournages aussi anarchiques que trépidants, tandis que leur monde s’écroule. Les excès de cette décennie avaient notamment été rapportés, par le passé, par le cinéaste «underground» Kenneth Anger dans le livre Hollywood Babylon (1959), paru à l’origine en France et interdit de publication aux États-Unis jusqu’en 1965.

Un ouvrage culte qui relate, entre mille autres anecdotes, le meurtre jamais résolu du cinéaste William Desmond Taylor, en 1922, ou le scandale entourant l’acteur Fatty Arbuckle, gloire du burlesque, accusé d’avoir violé et tué l’actrice Virginia Rappe lors d’une soirée riche en drogues et en alcool.

Le film est «une lettre d’amour au cinéma et, en même temps, une lettre de haine ou de critique à l’industrie», volontiers raciste et sexiste, a déclaré Damien Chazelle.

Esprit «sauvage»

Poussant encore plus loin l’esthétique et le sens du détail de La La Land (2016), Chazelle organise le baroud d’honneur du cinéma muet dans un feu d’artifice de violence, de sexe, de drogue et d’amour. Avec une crudité que l’on n’a plus forcément l’habitude de voir dans des grosses productions hollywoodiennes : montagnes de cocaïne, sexualité débridée, mais aussi une mémorable diarrhée éléphantesque…

«Cette époque (…) est beaucoup plus « sauvage » que la conception que l’on se fait des « années folles »», avait confié Damien Chazelle au public du festival de Toronto, en septembre, où les premières images du film avaient été dévoilées.

«Je ne pense pas que ce soit une grande surprise de découvrir que les gens qui ont fait ça prenaient aussi beaucoup de drogues et faisaient beaucoup la fête. Tout cela fait partie intégrante du décor», a-t-il ajouté. «Je voulais donc essayer de capturer tout cela. Les hauts et les bas. L’humanité dans ce qu’elle a de plus glamour et dans ce qu’elle a de plus bestial et dépravé.»

Babylon s’inscrit dans la tradition des films qui revisitent l’histoire du 7e art : A Star Is Born (William A. Wellman, 1937), Singin’ in the Rain (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952) ou les plus récents The Artist (Michel Hazanavicius, 2011) et Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019). D’illustres aînés auxquels il rend hommage, tout en étant empreint de nostalgie.

Il montre comment l’arrivée des films parlants – avec des dialogues enregistrés – et de grands changements sociaux et technologiques ont transformé Los Angeles, une ville qui venait tout juste d’être construite dans le désert californien, et les âmes qui l’habitent, avec notamment une scène où Nellie, la «it girl» interprétée par Margot Robbie, tente d’enregistrer son premier film parlant.

Un Hollywood d’antan – que le célèbre signe désignait encore à l’époque comme «Hollywoodland» – que Chazelle raconte avoir recréé dans des environs encore préservés de la Cité des Anges, «pour retrouver ce qui existait avant, sentir le désert, le soleil de Californie, les vieux plateaux de tournage… C’est entré en nous!».

Épidémie de suicides

À ses acteurs, le réalisateur a fait avaler des heures de chefs-d’œuvre du cinéma muet, de F. W. Murnau à Abel Gance, en passant par D. W. Griffith : «Juste les classiques, pour vraiment apprécier ce qu’on a perdu. Parce que je pense qu’on a perdu quelque chose de très profond (…) Depuis l’arrivée du son, on n’a peut-être pas fait de films aussi sublimes que ça.»

Une nostalgie qui semble avoir aussi contaminé les stars du film… même s’il y a «beaucoup moins de drogue aujourd’hui à Hollywood», a constaté Margot Robbie. «Malheureusement, c’est vrai!», a plaisanté Brad Pitt, qui disait avoir comparé, dans des discussions avec le réalisateur, Hollywood au Far West.

Damien Chazelle a expliqué avoir été inspiré par des lectures à propos d’un «étrange phénomène vers la fin des années 1920, avec cette épidémie de suicides, des morts qui semblent avoir pu être des overdoses d’une drogue suicidaire», déjà chroniquées par Kenneth Anger.

Après Whiplash (2014) et First Man (2018), mais surtout après le triomphe et la moisson d’Oscars de La La Land (dont le meilleur réalisateur à seulement 32 ans et la meilleure musique pour le jazz de son complice Justin Hurwitz, qui vient à nouveau rythmer Babylon), Damien Chazelle fera-t-il à nouveau une razzia de prix?

Les Golden Globes, qui ont lancé la semaine dernière la saison des récompenses, laissent encore planer le doute : sur cinq nominations, le film n’est reparti qu’avec le trophée de la meilleure musique de film. De quoi laisser tous les honneurs aux Oscars?

Babylon,
de Damien Chazelle. Sortie demain.

Hollywood hier et aujourd’hui

Film démesuré et furieux, Babylon transpire l’amour nostalgique de Damien Chazelle pour les «années folles» du cinéma, quand tout semblait «plus brutal», mais aussi «plus comique» que le Hollywood d’aujourd’hui.

«Dans les années 1920, les règles n’étaient pas encore tout à fait écrites, le 7e art était encore dans sa jeunesse», un âge de tous les possibles, relève le réalisateur franco-américain. «On ne connaît pas tellement cette période, juste avant l’arrivée du son, où l’on trouvait une liberté que l’on dirait normalement correspondre plutôt aux années 1960», poursuit-il.

Damien Chazelle l‘avoue : «Il y avait quelque chose de riche et de complexe qui m’inspirait» dans cette époque. Dont la prégnance du sexisme et du racisme, face à quoi le réalisateur juge qu’«il fallait changer les mœurs sur les plateaux». Mais Babylon est surtout un film sur le changement de l’industrie, comme un écho aux bouleversements actuels, liés à la pandémie et l’émergence des plateformes.

«Beaucoup de peur»

«On se trouve vraiment à un carrefour. C’est vrai que, pendant des moments de crise (…), on peut trouver beaucoup de possibilités de renouvellement de l’art», convient Damien Chazelle. «Mais aujourd’hui, à Hollywood, il y a beaucoup de peur et pas beaucoup de gens qui prennent des risques, à mon avis. Il y a toujours de grands films qui se font, heureusement, mais c’est un moment de crainte.»

Trouve-t-on désormais davantage de liberté sur les plateformes de streaming? Chazelle y a goûté avec la série The Eddy, sur Netflix. «Le grand écran, c’est toujours quelque chose de différent. L’expérience qui n’est pas interrompue (…) un peu comme (…) une expérience sous acide : quand on sort du cinéma, le monde a une apparence différente, quelque chose est changé.»

«Il y a trente ou quarante ans, ce n’était pas rare de voir des films» comme Babylon, estime le cinéaste, avec des tonnes de décors et des hordes de figurants. «Mais l’économie de ce type de films n’est pas évidente aujourd’hui, ça devient de plus en plus difficile. Et donc de plus en plus important de montrer que ça peut toujours exister.»

«Le défi aujourd’hui, c’est de faire quelque chose qui justifie le grand écran, on n’y met pas n’importe quoi (…) Les gens meurent, mais Hollywood, l’industrie ou l’art ne meurent pas (…) Le cinéma et l’art, c’est une histoire de mort et de renaissance», revendique-t-il.

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