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[Cannes 2022] L’amour vénéneux de «Tchaikovsky’s Wife»


Une grandiose histoire de destruction, enfermée dans une ambiance vénéneuse et grisâtre, en accord avec la souffrance qu’expriment les personnages, chacun tour à tour victime et bourreau. (Photo : Hype Film)

Pour le dernier long métrage qu’il a réalisé alors qu’il était encore sous le coup de la censure et assigné à domicile, Kirill Serebrennikov s’est attelé au film d’époque.

Pas au sens où Leto (2017) faisait voler en éclats une page de l’histoire soviétique; le cinéaste dissident allait faire un vrai film en costumes, autour d’une figure qu’il rêvait de mettre en scène depuis longtemps : Piotr Illitch Tchaïkovski. En accord avec le non-respect des conventions qui le définit si bien.

Malgré son titre, Tchaikovsky’s Wife n’est pas une biographie d’Antonina Milioukova, encore moins un portrait du compositeur vu à travers les yeux de son épouse. Deux heures vingt durant, Serebrennikov déroule le fil d’une relation qui n’aurait jamais dû exister et qui, inexplicablement, a été rendue possible.

Une histoire qu’il introduit par l’un de ces plans-séquences baroques dont il s’est fait une spécialité, et qui, tout au long du film, deviennent des expériences que l’on vit la gorge serrée et avec l’envie de se gratter. Tchaïkovski (Odin Biron) vient de mourir et débarque Antonina (Aliona Mikhaïlova), le voile de dentelle collé au visage.

La caméra la suit, entre dans la somptueuse demeure puis grimpe l’escalier en colimaçon, jusqu’à la chambre où repose le défunt. La mise en scène est digne des grandes fresques historiques, puis le trublion reprend le contrôle : Tchaïkovski ouvre les yeux et sort de son repos éternel pour crier sa haine sur la femme.

Il faut donc reprendre au commencement, à la rencontre entre Tchaïkovski et Antonina. Ensorcelée par le charme du maître, «presque un vieillard»), la jeune femme d’origines modestes se jette à son cou, redoublant d’audace. Le mariage est soumis à une longue liste de conditions, qu’Antonina accepte sans même les considérer (la première étant que Tchaïkovski se refuse à son amour). Évidemment, l’union fait rapidement naufrage, à une époque où divorcer nécessitait l’accord de l’Église.

Voilà le nœud du problème : la désunion de deux êtres – lui qui ne se manifeste que par son insensibilité, elle qui s’enferme dans l’illusion qu’elle est aimée par celui qu’elle idolâtre – qui ne parviendront jamais à officialiser leur séparation. À travers cela, Serebrennikov raconte la mise au ban des homosexuels dans la Russie de l’empire et dépeint l’amour à travers le prisme de l’obsession.

Les deux trajectoires opposées se contaminent, s’empoisonnent peu à peu. Tchaikovsky’s Wife est une grandiose histoire de destruction, enfermée dans une ambiance vénéneuse et grisâtre, en accord avec la souffrance qu’expriment les personnages, chacun tour à tour victime et bourreau.

C’est pourtant bien «la femme de Tchaïkovski» qui en est la protagoniste (ainsi qu’elle se définit elle-même, sacrifiant sa propre identité), incarnée par l’époustouflante Aliona Mikhaïlova. On suit le délitement de son esprit, une errance qui sera aussi lorsque l’héroïne cherchera l’illusion d’une vie amoureuse avec son avocat, un mari violent.

Antonina survivra près de vingt ans à Tchaïkovski, mais passera la fin de sa vie dans un asile. En cela, on peut lire cette union forcée et douloureuse comme une parabole baroque de la relation entre la Russie et sa voisine ukrainienne. Jusqu’à ce que la folie vous sépare.

Valentin Maniglia

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