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[BD] Le combat éternel de Jean Schortgen


Les auteurs, Charles Meder et Marc Angel, saisissent toute l’ampleur d’un territoire et d’une population désolés par la guerre. (Photo : Éditions Guy Binsfeld)

Signée Charles Meder et Marc Angel, Schortgen retrace les quatre dernières années de la vie du premier ouvrier élu député au Luxembourg, avec ses luttes et ses difficultés. Une œuvre époustouflante.

Il fut une figure emblématique de la classe ouvrière luxembourgeoise. À Tétange, où il est né en 1880 et mort 38 ans plus tard, un monument honore encore aujourd’hui sa mémoire.

Il incombe désormais au scénariste Charles Meder et au dessinateur Marc Angel de raconter l’histoire de Jean Schortgen, premier ouvrier élu à la Chambre des députés, dans l’admirable roman graphique Schortgen, réalisé dans le cadre d’Esch2022 et grâce à la collaboration entre la commune de Kayl-Tétange et les Éditions Guy Binsfeld.

En quelque 130 pages, complétées par un aperçu historique, les auteurs retracent les quatre dernières années du mineur et député, les plus significatives d’une vie vouée tout entière à la défense des «siens» et au combat social.

Élu en 1914 à la Chambre des députés

Car si Jean Schortgen s’est engagé tôt en politique – il fut l’un des membres fondateurs du Parti social-démocrate (SDP) en 1902, secrétaire de la section locale de Tétange en 1903 et nommé au bureau du parti l’année suivante –, c’est à partir de 1914, avec son élection à la Chambre des députés, que sa vie politique prit un tournant décisif, en même temps qu’elle devint intimement liée à sa condition de mineur.

«D’habitude, c’est le passé qui est censé nous aider à mieux comprendre le présent. Toutefois, le contraire peut être juste également.» En exergue, les mots de l’historien et ancien footballeur eschois Denis Scuto servent de ligne directrice à l’œuvre. Il aurait pu aussi bien y avoir Marx et Engels : «L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes.»

Même si les conflits de classes se sont aujourd’hui complexifiés, et que ceux d’aujourd’hui ne permettraient en aucun cas de comprendre ceux d’hier, les engagements de Jean Schortgen, en particulier dans le contexte d’une guerre mondiale, sont intemporels. Pour cette raison, ils doivent continuer de résonner au-delà des frontières luxembourgeoises.

Des dessins saisissants

Les auteurs l’admettent : leur travail, bien que basé sur un travail de recherche considérable, «n’a pas la prétention d’être historiquement correct». D’ailleurs, qui sont ces deux moustachus au complet noir, parfaits sosies des Dupondt de Tintin? Les auteurs eux-mêmes, sans doute, si l’on en croit leur capacité à traverser les époques : tantôt apparaissent-ils au beau milieu d’un mouvement de grève en 1917 pour réapparaître ensuite dans une salle de contrôle remplie d’écrans de télévision diffusant des images de Schortgen. Les lacunes de l’histoire, Meder et Angel les comblent en y prenant part, à travers de fantasques alter ego.

De la période 1914-1918 au Luxembourg, pourtant, on sait bien des choses : les conditions misérables des ouvriers du Sud, l’instabilité politique conséquente à la mort du Premier ministre Paul Eyschen, en 1915, et la fin du «bloc» qui unissait les libéraux et les sociaux-démocrates. Et, bien entendu, la guerre, qui ne s’est pas traduite par des combats, mais par une violence politique et sociale, avec une augmentation de la pauvreté et des pénuries alimentaires.

Les auteurs saisissent toute l’ampleur d’un territoire et d’une population désolés, en premier lieu à travers des dessins saisissants, dominés par les ombres et la noirceur, portant encore les stigmates des coups de crayon sous les remplissages au feutre et à l’aquarelle.

Contre l’injustice sociale

Mais aussi dans une dramaturgie qui trouve une profondeur particulière au détour de scènes qui dépeignent le mépris de classe dont le député «bouffeur de fer» et les ouvriers sont victimes, traités de «racailles» par les bourgeois ou pris de haut par les paysans du Nord, qui, en pleine famine, n’hésitent pas à leur vendre au prix fort un sac de patates pourries, mains sur la panse et cigare à la bouche. Sans compter que Schortgen a eu droit à son lot de critiques au sein même du corps ouvrier…

Pris dans une toile de complications en tout genre qui n’ont pourtant jamais altéré son envie de lutter en faveur des pauvres et contre l’injustice sociale, Jean Schortgen, symbole du peuple ouvrier luxembourgeois, n’a jamais cessé de travailler à la mine. C’est dans celle du Brommeschberg, à Tétange, qu’il trouvera la mort dans une explosion, le 1er mai 1918. Une date, elle aussi, symbolique…

On ne peut pas dire de cet anticlérical endurci qu’il est mort en martyr, mais il y a un peu de cela : de ses revendications, répétées semaine après semaine à la Chambre des députés, aucune n’aura été réalisée de son vivant, à commencer par l’amélioration des conditions de vie des ouvriers, qui n’ont trouvé un peu de répit qu’après la guerre, avec l’instauration de la journée de huit heures.

Si l’on a oublié aujourd’hui Jean Schortgen, ses luttes nobles et sa détermination sans faille, le roman graphique de Charles Meder et Marc Angel comblera bien des lacunes et, espérons-le, en inspirera certains.

Schortgen, de Charles Meder (scénario) et Marc Angel (dessin).
Éditions Guy Binsfeld.