Accueil | Culture | [BD] «Le Ciel dans la tête» : la tragique odyssée de Nivek

[BD] «Le Ciel dans la tête» : la tragique odyssée de Nivek


(photo Denoël graphic)

D’une écriture aiguisée à la machette, Antonio Altarriba s’empare du sujet de la migration. Le périple d’un jeune Africain qu’il imagine est sublimé par le dessin de Sergio García Sánchez. Superbe.

Au gré du climat, des guerres, des États totalitaires, de la misère mondiale et du chaos global, la migration devient un sujet préoccupant pour un Occident pourvoyeur de chimères. Dans ce rapport de force Nord-Sud, des confusions et des fausses idées à la pelle, que nombreux cherchent aujourd’hui à expliquer, à nuancer. Parmi les exemples marquants, citons Matteo Garrone et son Io capitano, film retenu pour représenter l’Italie aux Oscars (ce qui est paradoxal au vu de sa politique aux frontières). Une fresque poétique et cruelle sur le périple d’un jeune Africain, du Sénégal en Europe, qui en renvoie à une autre, quasi jumelle : Le Ciel dans la tête, œuvre somptueuse qui célèbre avec maestria les vingt ans de Denoël Graphic.

Ici, le point de départ est la République démocratique du Congo, dont le sol, riche en matières premières, attise la haine, la cupidité et la corruption. Au milieu des milices, des seigneurs locaux et des entreprises étrangères, on trouve Nivek, 12 ans, plongé jusqu’au coup dans les mines de coltan, avec son ami Joseph et d’autres. Il vient d’échapper à un éboulement, et est à deux doigts de se faire exécuter car sa vie «vaut moins que le minerai» qu’il extrait toute la journée.

Il ne se laissera pas faire, et son courage va faire de lui un enfant-soldat, un «kadogo» entraîné à tuer, violer et piller, aidé en cela par une drogue qui lui donne «la haine». Orphelin, conscient de la rapacité (et la couardise) de ses chefs, horrifié par la violence du monde, il n’a pas beaucoup de choix : mourir ou partir. Il prend alors la route vers «son» Eldorado.

Parmi les sept chapitres qui composent cet ouvrage, le premier est sûrement le plus dur à encaisser. Il faut dire que derrière cette histoire, on a affaire à un maître de la fable noire et désenchantée : Antonio Altarriba, simplement le meilleur scénariste d’Espagne, surtout connu pour ses personnages franchement psychotiques issus de la trilogie réalisée avec Keko : Moi, assassin (2015), Moi, fou (2018) et Moi, menteur (2021).

Plus loin de la terre, plus près du ciel

De sa plume acide, il quitte un temps les préoccupations de son pays pour raconter un périple fait de bruit et de fureur : dans les pas de Nivek, il y aura en effet la traversée du désert en compagnie de passeurs sans scrupules, l’esclavagisme à Misrata (en Libye) et la Méditerranée à franchir sur un bateau «rafistolé» avec, au bout, l’Europe et son hystérie sécuritaire.

Mais Le Ciel dans la tête n’est pas que traumatisme, animosité et panorama glaçant. Non, à travers l’odyssée de son héros, l’auteur trace un portrait renversant de l’Afrique, où ses splendeurs cachées répondent à l’horreur. À travers ses visions hallucinées, Antonio Altarriba emmène notamment le lecteur dans la jungle, en compagnie d’une tribu nourrie de mysticisme et d’animisme.

Ou encore dans la savane, auprès d’un «puissant» sorcier, philosophe et humble, cherchant à transmettre sa science et ses pouvoirs au jeune exilé. C’est d’ailleurs de lui que vient la formule la plus appropriée aux désirs et aux rêves de Nivek : «Plus loin de la terre, plus près du ciel».

Mais c’est dans le dessin de Sergio García Sánchez que cette tragédie trouve toute sa puissance et sa saveur. On comprend mieux sa renommée internationale (notamment en raison de ses collaborations avec le New Yorker) à la vue de ses pages folles et inventives. Que l’on évoque les découpages incroyables, les jeux de perspectives (avec des silhouettes dégingandées et filiformes), les décors stylisés et les personnages qui ressemblent aux corps sculptés d’Ousmane Sow, son travail claque à l’œil et (d)étonne, bien aidé en cela par les couleurs de Lola Moral.

On savoure en tout cas, de bout en bout, un album qui, dans le fond comme la forme, ne laisse pas indifférent. Espérons qu’il en soit désormais de même pour tous ces destins brisés, stigmatisés pour une seule raison : celle d’imaginer une vie meilleure.

Le Ciel dans la tête, d’Antonio Altarriba  et Sergio García Sánchez.  Denoël Graphic.

L’histoire

Des mines du Kivu aux mirages de l’Europe, Nivek, l’enfant soldat, arraché aux griffes de la misère par l’appel d’une vie meilleure, traverse une Afrique à la fois magique et tragique, d’une violence et d’une beauté à couper le souffle. Les épreuves de ce voyage initiatique le préparent aux périls de la Méditerranée, mais pas aux déconvenues qui l’attendent sur sa rive privilégiée…

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.