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Art public : prendre son temps au Kirchberg


Au Kirchberg, l'œuvre de Trixi Weis "City clock" (2013) détourne la tradition de l'horloge publique. (Photo DR/Roger Wagner)

Pendant les vacances de Pâques, Le Quotidien s’intéresse à l’art public à travers une série rédigée par des spécialistes choisis par l’Association des artistes plasticiens du Luxembourg. Philippe Nathan, architecte, se penche sur une œuvre de Trixi Weis qui transforme l’art public… en horloge publique !

Au final, le nom de l’œuvre ou de l’artiste n’importe que peu. Son concept, tout le travail intellectuel de recherche et de création ne seront qu’une anecdote. L’émerveillement, mais plus encore les doutes et questionnements, voire les craintes et l’horreur, sont ce que doit provoquer l’art dans l’espace public. L’art hors cadre institutionnel, dans l’environnement que nous partageons et pratiquons au quotidien, doit dé-ranger.

Car notre civilisation est au point d’abandonner cet espace au profit d’un monde virtuel où, application par application, tout est bien rangé, résolu, répondu. C’est l’abandon d’un espace public qui forgeait pourtant notre société, qui la liait d’abord physiquement, culturellement, puis socialement. Cette capitulation rampante d’une sphère publique et physique semble accompagner de manière étroite la perte de conscience de ses projets et valeurs partagés.

Ainsi s’explique peut-être aussi la dégradation de notre environnement bâti et l’ascension du médiocre. Là où le pouvoir public se retire et cède pour attirer le capital privé afin de construire ce que nous partageons. Là où les espaces généreux qui devraient nous inspirer et représenter deviennent des surfaces dont le ROI (return-on-invest) reste lucratif. Un contre-exemple de ces tendances contemporaines se trouve au Kirchberg. Or le bâtiment situé au coin de l’avenue J.-F.-Kennedy et de la rue Érasme, bien qu’abritant entre autres la seule radio publique et un fonds d’aménagement public, n’est pas accessible au public.

Regrettable, si on pense aux qualités spatiales et matérielles que cet édifice offre à ses utilisateurs. Si on pouvait reprocher à l’architecture de ce bâtiment un côté rétro-moderniste ou la sur-esthétisation du béton et la tristesse que certains éprouvent face aux géométries et volumes jugés comme trop massifs ou habituels, on devra le féliciter pour la résistance face au désir de spectacle, et le fait qu’il sait insuffler un moment de sérénité sur un « strip » autrement assez criant.

Ni décor ni spectacle

Alors, pendant que ce bâtiment n’est ni public ni contemporain, l’artiste Trixi Weis l’a mis à jour avec son intervention. Elle a conçu une application, physique, réelle. En voie de disparition, elle a ressuscité et détourné la tradition de l’horloge publique qui ornait dans le temps les édifices d’une certaine importance. Le concept d’horloge a cependant été repensé : l’artiste l’a synthétisé en douze caissons colorés et des chiffres romains qui s’y affichent en blanc.

S’appropriant les moyens de la publicité, de ces panneaux LED qui produisent en grande partie la pollution visuelle, l’artiste combine et arrange afin de générer une nouvelle esthétique résolument contemporaine. Or l’œuvre, se voulant une « sculpture interactive » selon l’artiste, n’est ni décor ni spectacle. L’installation détourne des codes de la communication néolibérale non pas pour s’intégrer dans la façade d’un bâtiment imposant, mais pour positionner et ancrer ce bâtiment dans un ensemble et contexte plus large.

À peine 100 mètres plus haut se trouve la Coque, dont les panneaux LED identiques annoncent le programme des événements mais ne bénéficient ni du rythme ni de l’élégance, ni de la mise en œuvre soigneuse de City clock. Et pourtant, par son esthétisation d’un médium vulgaire, l’installation dérange, crée des frustrations car indéchiffrable, nous fait douter. Elle pourra être dépréciée, catégorisée de « laide », de « moche », mais le travail d’esthétisation est indéniable. Plus encore, l’émotion ou du moins une réaction provoquée est avérée. Ainsi, cette œuvre nous secoue, nous fait reprendre connaissance de notre environnement, nous ancre dans l’ici, le maintenant.

Cependant, aujourd’hui, l’horloge publique est devenue caduque, inutile. D’autant plus si elle est difficile à lire. Et pourtant, dans une ère où le temps semble être matière première rare et précieuse, cette application physique devient un monument. Face aux feux rouges, à l’attente du bus ou du tram, le temps mort y est célébré par un moment de beauté.

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