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[Album de la semaine] Shabaka aux confins du jazz


L'album de Shabaka, une renaissance par le dépouillement.

Shabaka

Perceive Its Beauty, Acknowledge Its Grace

Sorti le 12 avril – Label Impulse!

Genre jazz

On considère généralement la flûte comme le premier instrument de musique dans l’histoire de l’humanité. Loin d’être anecdotique, l’argument trouve son écho dans l’amour affiché de musiciens jazz pour la famille des instruments à bois, tant pour la richesse et la profondeur des sonorités que pour les atmosphères qu’elles instaurent : apaisante, spirituelle, hors du temps et de l’espace… Dans le jazz, l’instrument et ses déclinaisons (au gré des époques, des continents, des traditions…) est au point de croisement de la recherche formelle et du procédé de guérison, ou recommencement.

Un adieu au saxophone ?

C’est aussi ce qu’il faut croire du virtuose du saxophone Shabaka Hutchings, qui troquait ainsi (définitivement?) son instrument de choix pour une flûte traditionnelle japonaise en bambou, le shakuhachi, dans une vidéo postée sur YouTube fin février et sobrement intitulée Transitioning. Une renaissance par le dépouillement, synonyme de pureté : c’est bien de la flûte dont parle le titre du premier album solo du Britannique, Perceive Its Beauty, Acknowledge Its Grace («saisissez sa beauté, reconnaissez sa grâce»). Et elle en est à juste titre l’ingrédient principal.

Celui qu’il faut désormais appeler par son seul prénom se montre ici aux antipodes des grands brassages culturels qui ont mis Londres sur la carte du jazz contemporain : l’afrobeat de Sons of Kemet, les inspirations funk et cosmiques de The Comet Is Coming et les accents punk de Melt Yourself Down ont tous porté la marque de «King Shabaka» – surnom d’une époque révolue.

Le «bandleader» a quitté Melt Yourself Down en 2016 et les deux autres formations se sont séparées en 2022 et 2023, respectivement. En décembre dernier, Hutchings est apparu une dernière fois sur scène, saxophone à la main, pour une interprétation au débotté du chef-d’œuvre de John Coltrane A Love Supreme (1965). Et laisse depuis reposer son instrument… dans une forêt japonaise – c’est du moins l’image qui clôt sa vidéo d’adieu au «sax».

A la frontière du jazz

S’il y a, d’un bout à l’autre de Perceive Its Beauty…, une ambiance zen, renforcée par la présence enveloppante du shakuhachi, le voyage révèle que celle-ci ne pourrait être qu’un décor à une entreprise plus grande, fidèle à la logique créative et aux ambitions musicales de son auteur. La preuve est à trouver dans la façon si particulière qu’a le compositeur de frôler les frontières du jazz et de ses enfants, légitimes ou non, ici avec autant de tact qu’il le faisait avec fureur au sein de ses anciens groupes.

Le rappeur Elucid (moitié de Armand Hammer avec billy woods) délivre un envoûtant «spoken word» contre-la-montre, sur le tic-tac d’un métronome qui rend fatale la beauté des cordes pincées et de l’improvisation de flûte (Body to Inhabit); la voix magnifique de Lianne La Havas se fond avec le chemin sonore d’une clarinette (Kiss Me Before I Forget), tandis que celle de Moses Sumney donne au magnétique Insecurities des allures de gospel…

Premier album solo 

Dans cet album éminemment intime, qui invite à prendre le temps à soi et à s’émerveiller (le tout avec une durée «standard» : 47 minutes et onze titres!), Shabaka rend aussi hommage à son père, Anum Lyapo, qui clôt l’album en récitant son poème Song of the Motherland, mis en musique par le fils avec une forme d’ascétisme mélancolique. Pour son parti pris, ce premier album solo souffrira forcément de la comparaison avec le récent New Blue Sun d’André 3000, mais l’ex d’OutKast, qui avait invité Shabaka à jouer de sa flûte japonaise sur son album, lui rend la pareille avec son instrument amérindien dans I’ll Do Whatever You Want, balade hypnotique embarquant également les DJ Floating Points et Laaraji : placé en cœur d’album, ce «trip» sous hypnose pourrait servir à lui seul de manifeste pour ce merveilleux effort, de la part d’un virtuose qui, même sans son instrument favori (qu’il reprend pourtant brièvement dans Breathing), reste au top de son jeu.

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