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[Musique] Water from Your Eyes : «Notre album est une sorte de légume cru, agressif»


Le nouvel album du duo, Everyone’s Crushed, est inspiré, dans son processus de composition, par le peintre Francis Bacon. (Photo : matador records)

À la croisée des genres et des modes de production, Water from Your Eyes débarque lundi aux Rotondes. L’occasion d’y entendre les morceaux d’un nouvel album qui donne au duo américain son identité définitive.

Rachel Brown et Nate Amos vivent à Brooklyn mais se sont rencontrés à Chicago en 2016, formant dans la foulée le duo Water from Your Eyes. D’ailleurs, le chemin qu’ils ont emprunté, depuis la pop distordue de leurs débuts jusqu’à l’opéra punk et expérimenal Everyone’s Crushed, sorti en mai, ressemble plus à l’évolution de la nouvelle scène DIY de Chicago (Horsegirl, Lifeguard…), plutôt qu’à n’importe quel mouvement new-yorkais. De tentatives en tentatives, qui ont forgé l’ingéniosité du duo, la chanteuse et le multi-instrumentiste disent avoir trouvé avec ce nouvel album – le sixième – leur «identité». Un peu folle, un peu bizarre, toujours imprévisible.

Le chaos qu’ils mettent en œuvre, au milieu d’un collage addictif et terriblement amusant, ne ressemble à rien de ce qui existe déjà. C’est peut-être parce que leur énergie et leur inventivité sont uniques qu’ils ont tapé dans l’œil du label Matador (Pavement, Spoon, Interpol…), qui les a signés en début d’année. Et pourtant, si le duo est en train de finir sa deuxième tournée européenne d’affilée, il attend encore de démarrer sa première tournée américaine comme tête d’affiche, prévue cet hiver. Rachel Brown observe : «Avec notre nouvel album, on voit beaucoup plus de monde à nos concerts !» Et les deux ne cachent pas leur curiosité de découvrir le public luxembourgeois, lundi.

Everyone’s Crushed est votre sixième album. C’est aussi le plus brut. Comme si vous faisiez un nouveau premier album pour mieux vous réinventer…

Nate Amos : C’est vrai. Je crois que nous n’avions aucune idée de ce que nous faisions jusqu’à Structure (2021) : c’était la première fois qu’on a pleinement apprécié notre travail, à chaque étape. Le nouvel album, Everyone’s Crushed, est le premier projet dans lequel on s’est lancé avec, en tête, l’idée d’ »identité de groupe ». On s’est senti investi d’une mission, et on s’est autorisé à l’affronter de manière très directe. Structure, comme tout ce qu’on a fait avant, présente notre musique de façon un peu plus polie. Ici, notre intention était d’être brusques, mordants. La principale différence, c’est le chant, qu’on soignait avec des techniques de studio et qui devient ici très exposé. Tout cela démontre qu’on ne veut pas se cacher derrière des artifices. Cet album est une sorte de légume cru, agressif. Ce sont ceux que je préfère.

Rachel Brown : Tu es capable de citer un légume agressif ?

N. A. : La carotte crue a une texture agressive. « Granny Smith » aurait été un super adjectif pour définir notre album, mais c’est trop mou…

Cet album est fabriqué à partir de beaucoup de matériel préexistant. Pouvez-vous nous guider à travers le processus qui a abouti à ce disque de 30 minutes ?

N. A. : La grosse partie de ce que j’ai composé pour cet album n’y figure pas vraiment. C’est une autre grande différence avec Structure. Les deux disques ont demandé beaucoup de temps de travail, mais pratiquement toutes les chansons que l’on a écrites pour Structure figurent dans l’album. Everyone’s Crushed est beaucoup plus orienté vers l’idée de collage à partir de matériel que l’on possédait déjà. On a abandonné de bonnes idées en chemin, mais au final, ces neuf morceaux fonctionnent bien ensemble, et ça ressemble à l’idée qu’on en avait.

Ce dont la musique a besoin aujourd’hui, c’est d’une collaboration entre un oiseau et une IA!

Le collage est au cœur du concept de l’album. Barley et Buy My Product sont inspirés de Tomorrow Never Knows des Beatles, vous glissez des références au manga et à Pink Floyd sur la pochette… Comment tout cela s’est-il imbriqué ?

N. A. : Dans une forme d’improvisation. Tomorrow Never Knows était la seule véritable influence directe et ouverte. Tout le reste est apparu par hasard, du genre, « Oh, tel truc sonne comme tel truc », et on l’a assumé. La première version de Barley était déjà inspirée de Tomorrow Never Knows, mais elle faisait onze minutes et était remplie de trucs très différents, qui sont apparus comme ça. C’était une masse gigantesque dont on aurait pu tirer cinq chansons, mais on a décidé de la dépouiller, de la rendre aussi courte que possible.

D’autres inspirations importantes sont les peintres contemporains : Mark Rothko sur Structure, Francis Bacon pour Everyone’s Crushed. Comment traduisez-vous ces influences dans la musique ?

N. A. : L’une des raisons pour lesquelles j’adore l’art transmédia, c’est que chacun en fait quelque chose de différent. Si on demande à dix personnes de faire une chanson inspirée par telle chanson, elles vont toutes finir par se ressembler. Mais si on leur demande de faire une chanson inspirée par tel tableau, on aura des résultats très différents. Ce processus, c’est une manière d’envoyer des sentiments à travers l’interprétation et la traduction du subconscient.

Cela dit, Rothko nous a influencés sur des idées telles que la désintégration de la durée. Ce qu’on a tiré de Francis Bacon dans le nouvel album a à voir avec l’écriture automatique, comment capitaliser sur des accidents. J’adore le travail de ces deux artistes, mais on n’essaie pas de « sonner » comme une peinture, plutôt d’étudier le processus de travail du peintre et tenter de l’appliquer à la composition pour en faire un mécanisme fonctionnel. Ça rend notre travail toujours plus excitant!

Bien que l’album est sorti en mai, vous avez réalisé Everyone’s Crushed avant de signer sur le label Matador, en janvier. Votre arrivée sur un label reconnu va-t-elle changer votre dynamique de travail ?

N. A. : Pour être franc, on savait que l’album allait sortir sur Matador, mais on n’a pas voulu que cela affecte notre façon de travailler. On ne voulait pas utiliser des ressources auxquelles on n’avait pas accès auparavant, on continue à faire de la musique à l’ancienne…

R. B. : Dans la chambre de Nate…

N. A. : Exactement, et on garde ça secret jusqu’à ce que ce soit terminé, puis on le fait écouter à quelqu’un qui nous dit que c’est bien ou nul, dans les deux cas, ça me rend dingue et j’ai envie de tout foutre en l’air (il rit). C’est plus ou moins comme ça que ça marche avec nous.

R. B. : Vous savez ce qu’on dit : quand il y a trop de chefs en cuisine…

Dans sa construction et dans son concept, Everyone’s Crushed a des airs de remède contre l’intelligence artificielle, qui met tout le monde sur ses gardes. L’IA a-t-elle un intérêt dans l’art et la musique ?

R. B. : Ça dépend de son usage. L’art a un lien fort avec l’humanité, avec la compréhension des modes d’expression d’autres personnes. Si l’IA est un outil utilisé comme partie intégrante d’un processus artistique, ça peut devenir intéressant; si on l’utilise pour remplacer les artistes – de la technologie au lieu d’une vraie personne qui fait quelque chose –, il me semble qu’on ne peut même pas parler d’art. C’est génial de voir des artistes utiliser l’IA! En revanche, quand elle est aux mains d’entreprises qui en font tout et n’importe quoi, ça amène plutôt des emmerdes…

N. A. : Je ne considère pas l’IA, de même que toute nouvelle forme de technologie, tellement dangereuse pour la musique… Il est impossible de réaliser des idées sans apport humain. Après tout, l’IA, ça n’est que de la technologie…

R. B. : Je me réjouis de voir arriver le moment où l’IA sera capable de générer de l’art par elle-même, par compulsion (elle rit) ! Il y a bien un moment où un ordinateur sentira le besoin de s’exprimer. Là, ma curiosité sera comblée !

N. A. : Je vais aller dans le sens inverse : j’ai plutôt envie de voir de l’art réalisé par des éléphants.

R. B. : Tu veux dire que les éléphants ne sont pas intelligents? Les animaux ont peut-être un mode de pensée abstrait, mais ils possèdent un énorme sens de l’instinct, et une compréhension du monde matériel que nous n’avons pas.

N. A. : Les animaux ne comprennent pas le concept de l’art pour autant. Ils ne sont pas, genre, « mon rêve est de devenir peintre ».

R. B. : Mais il y a bien des animaux qui font des choses simplement parce qu’elles sont belles. Les oiseaux, les paons…

N. A. : C’est différent de peindre un tableau. Est-ce qu’un nid d’oiseau est de l’art ?

R. B. : Les oiseaux sont déroutants… Ils dansent et sont d’excellents chanteurs. C’est un moyen d’expression, mais c’est aussi de l’instinct.

N. A. : Ce dont la musique a besoin aujourd’hui, c’est d’une collaboration entre un oiseau et une IA !

Lundi, à 20 h 30. Rotondes – Luxembourg.

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