Accueil | A la Une | [Gardiens de la nature] «Nous, nous sommes fiers de ce que nous faisons»

[Gardiens de la nature] «Nous, nous sommes fiers de ce que nous faisons»


Grâce à un magasin, une école maternelle et un paquet d’activités tout au long de l’année, la ferme de Tom Kass, à Rollingen (près de Mersch) créé aussi du lien social.

Le regard de Tom Kass sur les manifestations d’agriculteurs en Europe est enrichissant. Pour cet agriculteur en biodynamie à Rollingen, c’est la solitude qui ruine le moral des fermiers.

Un peu partout en Europe, les agriculteurs extériorisent une colère teintée de désespoir. Au Grand-Duché, si la profession ne se mobilise pas, elle n’en exprime pas moins ses inquiétudes et ses difficultés. À la tête d’une centaine d’hectares, Tom Kass et sa femme Anja cultivent depuis Rollingen une demi-douzaine de céréales, des pommes de terre et des betteraves fourragères. Ils élèvent 100 bovins, 10 truies et leurs porcelets, 200 poules pondeuses et quelques chèvres et moutons. Une laiterie et une fromagerie Biog, ainsi qu’un magasin Naturata sont également installés sur place. La ferme accueille même une école maternelle Waldorf grâce à laquelle une vingtaine d’enfants profitent chaque jour dans cet univers.

Tom Kass et sa femme Anja portent sur leurs épaules cette exploitation modèle sur le plan du bien-être animal et du respect de la nature. Pour autant, être vertueux ne signifie pas être sereins 24 heures sur 24. «Je ne suis pas sur les routes avec mon tracteur, mais la pression existe ici aussi», glisse le fermier.

Cette question des normes, sur le sommet de la pile des revendications des manifestants, est prégnante chez lui aussi. «Pourquoi deux, voire trois organismes viennent inspecter les mêmes choses? Un premier arrive prélever des échantillons pour contrôler que tout est en règle, puis l’ASTA (NDLR : administration des Services techniques de l’agriculture) en envoie un second chez nous pour faire les mêmes prélèvements et vérifier l’exactitude des premiers. Je pense qu’ils pourraient plutôt s’entendre et partager leurs données…»

Le rude marché du bio

Quant aux méfaits de la mondialisation du marché, il touche désormais ici aussi le secteur du bio. «Depuis environ 5 ans, on constate à peu près les mêmes problèmes arriver. Nous sommes longtemps restés sous les 5 % des surfaces exploitées, mais ça monte. Quelque part, c’est très bien, mais on voit maintenant de nouveaux acteurs qui n’ont pas du tout la même motivation que nous. Eux ne sont là que pour le fric qu’il y a à faire avec le bio. Ils déboulent avec des quantités que nous n’avions jamais vues avant et ils entrent dans les supermarchés qui ne se posent pas plus de questions. Ces produits bios, qui viennent par exemple de Belgique, sont moins chers que les nôtres. Alors les grandes enseignes les prennent et elles sont contentes. Tant pis pour nous…»

Pour réduire le rapport de force entre petits producteurs et grandes entreprises, aussi bios soient-elles, Tom Kass insiste sur la nécessité de l’entraide, notamment permise grâce à la Biovereenegung, le groupement luxembourgeois qui rassemble plus de 80 exploitations bios ou biodynamiques. «Nous avons besoin de ces structures qui font le travail de l’ombre pour nous représenter et défendre nos intérêts en coulisses», assure-t-il.

Lorsque Tom Kass entend les complaintes de ces collègues sur les routes d’Europe, il comprend surtout la grande tristesse qu’il estime causée par leur isolement. «Le nombre de fermiers diminue, les exploitations sont de plus en plus grandes. J’ai 5 employés pour travailler mes 100 hectares, mais dans une ferme conventionnelle, l’agriculteur est souvent tout seul pour s’occuper de cette surface. Il doit faire face lui-même à tous les questionnements, toutes les incertitudes qui surviennent chaque jour. Psychologiquement, cela doit être épuisant, déstabilisant. Et en plus, ils produisent pour un marché anonyme puisqu’il ne se retrouve jamais en face du consommateur. Ils perdent le sens de leur travail. Je pense que c’est une raison essentielle qui permet de comprendre leur mal-être psychologique. Le grand problème de l’agriculture, c’est sa déshumanisation.»

Photo : archives lq/julien garroy

Changer de paradigme, quitter la monoculture, développer de nouvelles productions, passer au bio… voilà qui est très facile à dire, mais beaucoup moins à faire. Une vache laitière en agriculture conventionnelle, par exemple, ne pourrait pas vivre longtemps sans tous ces compléments alimentaires interdits dans le bio. Pour qu’un éleveur se convertisse, il devrait remplacer tout son cheptel.

«C’est effectivement un cercle vicieux dont il est difficile de sortir, reconnaît Tom Kass, qui a converti son exploitation en 2009. Tout simplement parce que ceux qui sont derrière ce système sont ceux qui manipulent les marchés. Ce sont des pros qui sont payés pour maintenir ce fonctionnement. Ils rachètent les entreprises qui font les semences pour que les fermiers n’aient pas le choix. Leurs conseillers viennent sur place, déterminent les problèmes et vendent les produits pour les résoudre à coup de chimie. Avec eux, gérer une ferme est devenu tellement compliqué que les agriculteurs n’ont pas d’autre choix que de faire comme ils disent. Mais dans le fond, ce qu’ils veulent, c’est exactement le contraire : c’est être libre de prendre leurs propres décisions. Beaucoup de ceux qui manifestent savent qu’ils ne sont pas innocents et que le modèle sur lequel ils travaillent n’est pas le bon. Mais c’est tellement difficile d’en sortir lorsque l’on est dedans…»

Tom Kass mesure sa chance. Sa ferme est totalement ouverte au public, vous pouvez aller y jeter un œil : vous serez les bienvenues. Lui ou sa femme répondront à vos questions avec plaisir. Vous pourrez acheter ses produits sur place. Grâce à ce contact permanent avec le monde extérieur, il vit son métier avec passion, même si être fermier reste incroyablement difficile. «C’est un grand boulot, mais nous, nous sommes fiers de ce que nous faisons. C’est notre récompense!» Et en plus, il n’est pas seul.

Le grand problème de l’agriculture, c’est sa déshumanisation

Quel rôle jouons-nous, les consommateurs?

Dans la ferme de Tom Kass, il y a un magasin Naturata qui offre autour de 3 000 produits, dont 30 proviennent de l’exploitation. Mais s’il représente 1 % de l’achalandage, ils constituent 10 % des ventes. Preuve que les clients savent pourquoi ils viennent chez lui.

Mais le fermier reste sceptique. «Je note qu’une majorité des consommateurs soutiennent les agriculteurs en colère, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient conscience de faire partie du problème. Ce sont eux qui choisissent leurs achats, qui mettent les produits dans le panier. Si les fermiers ont tant de difficultés, c’est aussi parce qu’ils ne veulent pas acheter au vrai prix des choses. En prenant le moins cher, sans regarder comment et par qui ils sont produits, on ne peut pas jouer le jeu d’une agriculture heureuse…»

Carte d’identité

Nom : Tom Kass

Âge : 51 ans

Fonction : agriculteur en biodynamie

Profil : lycéen à Mersch puis au lycée technique agricole d’Ettelbruck, il a suivi des études à Hohenheim (près de Stuttgart), où il est devenu ingénieur agronome. Il a repris la ferme de ses parents, l’a converti à la biodynamie (Demeter) en 2019. En 2013, il a sorti l’exploitation du centre de Rollingen, près de Mersch, pour l’installer à l’entrée du village (187 A, rue de Luxembourg).

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.