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[Festival de Cannes] Les deux vies de Caligula


Caligula retrouve pour la première fois toute sa force politique et sa flamboyance, mais aussi la noirceur jadis engloutie sous les couches de pornographie. (Photo : penthouse films international)

Le pari était d’en faire le premier film à gros budget avec des scènes de sexe non simulées. Caligula deviendra un projet chaotique et bâtard, entre péplum fauché et porno commercial. Quarante ans plus tard, le film connaît une nouvelle vie.

En Italie, on les appelait les «kolossal» : des superproductions en costumes d’époque, tournées en studio, à la longueur hors normes et au coût faramineux, destinées à engranger un maximum d’argent. Une forme morte lorsque l’on a commencé à parler de «blockbusters» (terme qui fait moins dans l’harmonie allemande), mais, au sud des Alpes, Caligula reste considéré comme le dernier «kolossal». Soit le film de tous les excès : 3 000 costumes et plus de 1 000 figurants, d’illustres acteurs shakespeariens déambulant au milieu de scènes d’orgies non simulées, et une guerre d’ego sans fin entre les trois têtes pensantes du projet. Une œuvre à nulle autre pareille, promise à faire revivre, pour un instant seulement, l’âge d’or de ce cinéma flamboyant – et mourir avec lui.

Aux origines de Caligula, il y a Bob Guccione, fondateur du magazine de charme Penthouse, qui se distinguait – pour ainsi dire – de son principal rival, Playboy, en offrant à ses lecteurs plus de chair et de poils, et moins de tabous. Sa fortune, estimée alors à 400 millions de dollars, fait de lui l’un des hommes les plus riches des États-Unis. Toujours vêtu de chemises aux couleurs vives, ouvertes jusqu’au ventre, afin de laisser briller les médaillons taille XXL qui pendent de ses épaisses chaînes en or – un style qu’il complète par les grosses bagouzes qui ornent les doigts de ses deux mains et des cheveux soigneusement gominés en arrière –, Guccione cultive ce style à la croisée de l’empereur romain décadent et (pour reprendre le titre d’un autre concurrent de la presse pour adultes) du «hustler».

Gore Vidal au scénario

Parce que son portefeuille le lui permettait, le producteur s’était découvert en 1974 un intérêt pour le cinéma après avoir investi personnellement dans deux films hollywoodiens, le film noir de Roman Polanski Chinatown et la comédie sportive The Longest Yard, réalisée par Robert Aldrich. Son financement est anonyme, mais les deux films, qui prennent la première place du box-office, offrent à Guccione la seule chose qu’il affectionne plus qu’une paire de fesses : une grosse liasse de billets verts. Le pornographe est ravi, mais frustré. Ce qu’il veut, c’est «son» film, une première incursion de Penthouse au cinéma qui devait répondre à deux règles : faire une superproduction en costumes, et ne pas lésiner sur les scènes explicites. Sa logique est aussi stupide qu’implacable : si Deep Throat (Gerard Damiano, 1972), qui a coûté moins de 50 000 dollars, en a ramené près de 100 millions, un porno au budget titanesque pourrait être le film le plus rentable de tous les temps.

Pour le scénario, il propose à Gore Vidal, écrivain scandaleux et intellectuel de gauche respecté. Qui accepte immédiatement, voyant enfin la possibilité de s’atteler à un projet rêvé et ambitieux, la vie de Caligula, troisième empereur romain au règne fulgurant. Un personnage paranoïaque, qui fit exécuter ceux qui l’avaient aidé à devenir empereur et quiconque qui oubliait son anniversaire, et qui nomma Incitatus, son cheval blanc, au rang de consul. Pour Vidal, la mégalomanie du personnage est le parfait cheval de Troie pour amener sa parabole sur la dangerosité du pouvoir et tacler Richard Nixon.

Un oui pour Guccione, qui donne aussi sa bénédiction au nouveau titre du film, Gore Vidal’s Caligula. En revanche, le producteur est moins emballé par les scènes de sexe homosexuelles imaginées par l’écrivain. Pas le genre de Penthouse… Quand le scénario ressemble à l’orgie épique dont rêvait Bob Guccione, le film entre en production. Au casting, des comédiens renommés du théâtre britannique : Malcolm McDowell prête ses traits juvéniles et terrifiants à Caligula, Helen Mirren est son épouse, Caesonia, Peter O’Toole joue Tibère, prédécesseur de l’empereur, et John Gielgud, le sénateur Nerva.

Guccione-Brass, la guerre froide

Avec l’entrée en scène de Tinto Brass, l’équilibre factice qui tient le projet à flot s’écroule. Le réalisateur italien, qui s’apprêtait à sortir le film Salon Kitty (1975) – dans un bordel berlinois géré par les nazis, des prostituées-espionnes usent de leurs charmes pour contrer les plans du Troisième Reich –, avait ce je-ne-sais-quoi de tapageur que Guccione recherchait. Mais à son arrivée sur le projet, Brass, scandalisé par l’inclusion du nom de Gore Vidal dans le titre, écrit son propre scénario, imaginé avec l’aide de Malcolm McDowell. Et décide qu’il fera le film comme il l’entend, avec son œil de cinéaste érotique «soft» cultivé et expérimental, où le raffinement intellectuel tutoie le trou de balle.

Le tournage démarre le 2 août 1976 et, dès le premier jour, c’est la catastrophe : Maria Schneider, qui, après Ultimo tango a Parigi (Bernardo Bertolucci, 1972), avait été recrutée dans un nouveau rôle à scandale, celui de Drusilla, la sœur incestueuse de Caligula, est renvoyée pour refuser de tourner nue. Le chaos ne fait qu’augmenter de jour en jour. Les explosions de colère sont le pain quotidien, Tinto Brass ignore les «Penthouse Pets» employées par Guccione, les abandonnant sur le plateau, où les modèles passent leurs journées debout, dévêtues, et sans jamais tourner.

J’espère que cette version sera aussi truculente, rutilante et orgiaque que le film prévu à l’origine

En lieu et place du porno commercial demandé par le producteur, le Vénitien met en scène des orgies dantesques simulées, en faisant tourner des estropiés, des nains, des animaux… Pour son premier jour de tournage, Peter O’Toole filme une scène où Tibère et Nerva traversent le palais, au milieu d’acteurs pornographiques s’adonnant à diverses perversions. Arrivé en costume sur le plateau, il rejoint son vieux compagnon de planches, John Gielgud, qui venait de recevoir des mains de la reine Elizabeth II le prestigieux ruban de l’Ordre des compagnons d’honneur. Et lui lance, sardonique : «Bonjour, Johnny… Qu’est-ce qu’un chevalier du royaume vient faire dans un porno ?»

Tant bien que mal, le tournage se conclut la semaine de Noël 1976. Mais Bob Guccione, qui attendait l’heure de sa vengeance, passe en secret dix jours supplémentaires dans les décors, avec une douzaine de ses «Penthouse Pets», afin de tourner une multitude de scènes pornographiques, dont une séquence lesbienne devenue célèbre. Et, dans la foulée, licencie le réalisateur, s’empare de son matériel et monte le film en incorporant les images filmées par ses soins. En 1979, la première projection de Caligula a lieu au festival de Cannes. Un film bâtard, produit de deux visions qui s’entrechoquent : celle d’un cinéma italien cruel, fait de chair et de sang, et celle, très américaine, du divertissement dont la vulgarité est poussé à son paroxysme. Aucun réalisateur n’est crédité au générique. À la place, on lit que le film est «adapté d’un scénario de Gore Vidal», avec un «photographie principale» signée Tinto Brass.

100 % inédit

En Italie, le succès du film a déclenché toute une série de péplums pornographiques déclinant à l’infini les visions décadentes de la Rome antique. Mais avec le temps et de nouveaux montages – double conséquence d’une guerre juridique entre Brass et Guccione, mais aussi de la censure –, Caligula est devenu un objet insaisissable. Sans version satisfaisante, sans «director’s cut», et avec un matériel que l’on croyait perdu. Jusqu’à ce qu’un fou passionné répondant au nom de Thomas Negovan se lance dans la quête quichottesque de retrouver les bobines perdues du film… que Penthouse Films International avait gardées tout ce temps. Sur les 122 heures de rushes tournés par Tinto Brass, Negovan récupère 96 heures et, durant trois ans, restaure et monte une nouvelle version du film qui, de son propre aveu, l’a «confiné à la folie».

Caligula – The Ultimate Cut ne possède toujours pas de réalisateur crédité au générique, mais son titre définitif colle à la vision d’origine imaginée par Gore Vidal – et, dans une moindre mesure, par Tinto Brass et Malcolm McDowell. Le tour de force de Negovan, qui «espère que cette version sera aussi truculente, rutilante et orgiaque que le film prévu à l’origine» (mission accomplie), est d’avoir assemblé un film de 2 h 53 – la plus longue de toutes les versions existantes de Caligula – uniquement à partir d’images inédites. Prises alternatives, matériel coupé ou inédit, le film tout entier n’a plus rien à voir avec le long métrage «pute à clic» que l’on connaît, jure Thomas Negovan. En effet : Caligula retrouve pour la première fois toute sa force politique et sa flamboyance, mais aussi la noirceur jadis engloutie sous les couches de pornographie. Enfin, ce rare exemple de totale recréation d’une œuvre sublime les performances d’acteurs, Malcolm McDowell en tête, dont Negovan martèle qu’il tenait avec Caligula «son plus grand rôle». Grâce à lui, McDowell l’a enfin trouvé.

Caligula – The Ultimate Cut, supervisé par Thomas Negovan.

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