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Exposition aux polluants : «La science et les autorités doivent collaborer» 


Pr Brice Appenzeller : «Aucun lien direct n’est encore établi formellement entre ces substances et un risque avéré pour la santé. Pour autant, cela ne veut pas dire que de telles expositions n’ont pas d’effet.»

Alors que son équipe a détecté jusqu’à 88 polluants chimiques dans l’organisme des enfants luxembourgeois en analysant leurs cheveux, le Pr Brice Appenzeller du LIH sonne l’alerte et plaide pour des politiques de surveillance sur le long terme.

C’est une étude qu’il a déjà menée maintes fois pour d’autres pays, offrant au Luxembourg une renommée internationale, et qu’il dirige pour la première fois au Grand-Duché : le Pr Brice Appenzeller, chef de l’unité de recherche en biosurveillance humaine du Luxembourg Institute of Health (LIH) a passé au crible des mèches de cheveux de 256 enfants résidents, afin d’établir leur «exposome», c’est-à-dire la somme de toutes les substances chimiques auxquelles ils ont été exposés.

Dans son laboratoire, il explique comment il a travaillé pour ce projet, quels en sont les principaux enseignements, et alerte sur le manque de moyens alloués à ce type de recherche, pourtant capitale pour la santé publique.

Quel est le but de cette étude inédite au Luxembourg?

Brice Appenzeller : On voulait documenter l’exposition des enfants aux polluants chimiques en analysant leurs cheveux, afin d’obtenir un état des lieux. Une expertise qu’on a développée ici depuis plus de 15 ans. La France ou la Chine nous ont ainsi plusieurs fois sollicités, mais nous n’avions encore jamais travaillé sur un groupe d’enfants luxembourgeois, tout simplement parce qu’on n’avait aucun financement. Ce qui est dommage, voire frustrant, vu qu’on est en pointe dans ce domaine.

Comment expliquer ce manque de financements? 

Jusqu’à récemment, les effets de la pollution sur la santé ne suscitaient pas franchement d’intérêt : j’ai monté ce laboratoire en 2007 et, à l’époque, cette thématique n’était clairement pas une priorité. Depuis, les choses ont un peu changé, mais si cette étude a pu voir le jour, c’est grâce aux fonds privés de la Fondatioun Kriibskrank Kanner qui l’a cofinancée.

Pourquoi travailler sur des cheveux?

C’est une matrice beaucoup plus intéressante que le sang ou les urines pour mesurer l’exposition aux polluants : en explorant le cheveu, on obtient des informations plus complètes et plus représentatives de l’exposition chronique.

Dans les fluides biologiques, la concentration des polluants varie énormément : en fonction du moment de la prise de sang, on obtient des informations totalement différentes, ce qui complique l’interprétation des résultats. Ce n’est pas le cas avec le cheveu. Autre avantage : comme ils poussent d’un centimètre par mois, avec une mèche d’à peine trois centimètres, on voit tout ce qui est passé par le corps durant les trois derniers mois.

Les familles participantes ont rempli un questionnaire. À quoi sert-il?

On avait besoin d’informations générales sur les enfants et leur mode de vie afin de dégager des premières pistes sur les sources des polluants auxquels ils sont exposés. Une série de questions était posée : âge, sexe, alimentation, bio ou pas, si oui dans quelle proportion, lieu de résidence, à la campagne ou en ville, animaux domestiques au domicile ou pas, et soucis de santé éventuels.

Les résultats obtenus sont-ils significatifs? 

Absolument. Nous avons établi que l’organisme de ces enfants recelait en moyenne 61 polluants différents : des pesticides de différentes familles, certains utilisés encore de nos jours, d’autres interdits depuis plus de 20 ans, mais qui sont persistants dans l’environnement. Et aussi des substances non utilisées au Luxembourg mais employées dans des pays dont on importe des légumes ou des fruits.

On a aussi été surpris de découvrir des traces de certains produits, jamais utilisés au Grand-Duché et pourtant présents dans 100 % des cas : il y a quelques aliments, comme les farines ou le chocolat par exemple, qui vont très vite toucher la quasi-totalité de la population à travers des produits transformés.

Nous avons trouvé 26 polluants chez 95 % des enfants testés, et 59 chez plus de la moitié d’entre eux. Ça fait beaucoup.

Avez-vous pu tirer des conclusions par rapport au questionnaire?

Non, car on en est seulement à un stade d’observation. Mais des pistes pour de futures recherches se dégagent déjà. En fonction de l’endroit où habitent les enfants, il y a de grandes disparités, et pas toujours dans le même sens : les petits urbains sont davantage exposés à certaines substances, les ruraux à d’autres.

Et ce n’est pas forcément lié à la contamination du lieu. Le simple fait d’avoir un chien, par exemple, est plus fréquent à la campagne, et lorsqu’on lui applique un antiparasitaire chimique, c’est toute la famille qui est « traitée« .

Les résultats indiquent également un lien entre l’intensité de l’exposition aux polluants et l’apparition de troubles respiratoires. Mais des analyses complémentaires sont indispensables sur ce point.

Que peut-on en conclure sur l’état de santé de nos enfants?

Rien à ce stade, car aucun lien direct n’est encore établi formellement entre ces substances et un risque avéré pour la santé, ça prendra encore 10 ou 20 ans pour en arriver là. Pour autant, cela ne veut pas dire que de telles expositions n’ont pas d’effet.

On entend souvent que la concentration dans le corps est si faible qu’elle n’aurait pas d’impact.

Ça, c’est un argument bidon. Qu’est-ce qu’une concentration faible au juste? En dessous de quel niveau le risque disparaît-il? Des collègues épidémiologistes vous répondraient que le bon niveau, c’est zéro.

On doit bien distinguer les effets d’une exposition à une forte dose, dont les effets seraient immédiats, et entraîneraient un empoisonnement, par rapport à une exposition chronique à de faibles doses, aux conséquences à long terme.

On doit également tenir compte du fait que la toxicité de ces composés est souvent connue pour un seul à la fois. Ce qui n’est pas du tout la réalité : nous sommes bien face à une exposition multiple, cette étude le prouve, or les effets néfastes d’une substance se déclenchent à des niveaux beaucoup plus bas lorsqu’elle est associée à d’autres.

D’où viennent les polluants bannis depuis des décennies détectés chez ces enfants?

Ce sont des organochlorés, des pesticides comme le lindane ou le DDT, qui ont été utilisés partout dans le monde, et qui ont contaminé tous les environnements : on en retrouve même dans la graisse des ours polaires! Ils sont très stables d’un point de vue chimique : une fois répandu, on ne s’en débarrasse pas.

Des rejets industriels aussi, des PCB, qui sont aussi stables sur des dizaines et des dizaines d’années. Quand on en détecte chez des adultes, on peut facilement penser qu’ils ont été exposés il y a 10, 20 ou 30 ans. Mais pas quand il s’agit d’enfants de 5 ans : c’est la preuve que ces substances sont toujours présentes autour de nous.

Y a-t-il un moyen de se prémunir?

Je veux être optimiste là-dessus. La science et les autorités doivent collaborer pour prendre les bonnes décisions préventives. Sur le tabagisme passif, on a été capable d’instaurer des mesures efficaces. Et certaines substances nocives, comme le bisphénol A, ont aussi été interdites récemment à la suite de travaux comme les nôtres.

L’alimentation fait aussi partie des pistes. Notre étude révèle clairement une différence entre les enfants dont l’alimentation comporte une large part de bio et les autres : pour 16 pesticides et le bisphénol S, la concentration retrouvée dans leurs corps était bien plus faible. Ce n’est pas un hasard.

Cela suffit-il pour justifier des mesures spécifiques des autorités?

Non, ce n’est qu’un premier constat, les recherches doivent se poursuivre. Au niveau politique, beaucoup de choses ont évolué, et la volonté aujourd’hui est clairement de travailler ensemble, en toute transparence, pour disposer d’informations exploitables et quantifiées et protéger la population. Le ministère de l’Agriculture s’inscrit dans ce mouvement.

Votre étude montre pourtant que les polluants incriminés ne concernent pas que l’agriculture…

C’est une problématique dans de nombreux pays : il est malheureusement fréquent que les institutions publiques en charge de l’Environnement, de la Santé et de l’Agriculture se renvoient la balle et qu’au final, la recherche sur l’exposition de la population aux polluants chimiques ne reçoive aucun financement. Alors qu’au contraire, ça devrait être un travail commun.

La recherche publique dépend énormément des financements externes or, sur cet enjeu de santé publique, on ne peut pas se contenter de financements aléatoires. Il faut mettre en place des politiques de surveillance régulière avec une implication du gouvernement sur le long terme, comme ça se fait dans tous les pays. Le Luxembourg accuse un certain retard là-dessus.

Sur cet enjeu de santé publique, on ne peut pas se contenter de financements aléatoires

Les six points à retenir

  • L’exposition aux polluants chimiques dans l’enfance est associée à des maladies neurologiques, des problèmes de développement, des perturbations hormonales, des troubles respiratoires et cardiovasculaires, des cancers et l’obésité.
  • Tous les enfants de moins de 13 ans testés (256 au total) sont exposés simultanément à de multiples polluants : 61 en moyenne ont été décelés dans leur organisme, allant de 29 à 88.
  • La concentration la plus élevée est le bisphénol A, utilisé dans la fabrication des plastiques.
  • Des polluants organiques persistants, interdits en Europe depuis plus de 20 ans, ont été trouvés dans plus de la moitié des échantillons.
  • Les garçons sont plus exposés aux pesticides non persistants par rapport aux filles.
  • Les enfants qui mangent essentiellement bio présentent une concentration beaucoup plus faible de 17 types de polluants (pesticides et bisphénol S).
«Avec une mèche de trois centimètres, on voit tout ce qui est passé par le corps dans les trois derniers mois.»
«On a été surpris de découvrir des traces de certains produits, jamais utilisés au Grand-Duché, et pourtant présents dans 100 % des prélèvements.»

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