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[Entretien] Philippe Martinez: «Les gilets jaunes signent le retour de l’action collective»


Pour Philippe Martinez le mouvement des gilets jaunes "pose la question de la représentativité politique et syndicale". (Photo: Julien Garroy)

Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, était au Luxembourg mardi pour renouveler un accord de coopération avec l’OGBL. Dans un entretien au Quotidien, il se réjouit du retour de l’action collective en France, symbolisée par les «gilets jaunes» qui ne se reconnaissent pourtant plus dans les syndicats. ll analyse les raisons de ce rejet, estimant notamment que la CGT doit renouer le lien avec les salariés. 

Le mouvement des gilets jaunes révèle une crise de la représentation, tant politique que syndicale. Croient-ils encore les syndicats capables de porter leurs revendications ?

Philippe Martinez : Le rejet du syndical n’est pas au même niveau que le rejet du politique. Une étude récente indique que les syndicats bénéficient de trois fois plus de reconnaissance de la part des Français que les partis politiques. Cela signifie que ceux qui côtoient les syndicats reconnaissent leur utilité. Les autres n’en voient que l’image négative véhiculée par certains politiques et les chaînes d’info en continu. Beaucoup parmi les gilets jaunes sont retraités, chômeurs ou salariés de très petites entreprises et ils ne sont pas au contact des syndicats. Mais il est vrai que ce mouvement pose la question de la représentativité politique et syndicale. Dans mes déplacements dans les entreprises, je rencontre des gens toujours surpris de me voir, car ils pensent que le secrétaire général d’un grand syndicat appartient davantage au monde de ceux qui gouvernent qu’au leur. Il faut changer cette image et on le fera par notre présence et implication dans les entreprises, grandes et petites.

Ce désamour ne se traduit-il pas aussi dans le taux de syndicalisation qui est de 8 % en France, le plus faible d’Europe ?

Cette faiblesse s’explique d’abord par la conception du syndicalisme en France qui est totalement différente de celle au Luxembourg, en Belgique ou en Allemagne. Il est, entre guillemets, plus avantageux d’être syndiqué dans certains pays qu’en France. Et il y a des pays où il vaut mieux l’être, car les syndicats sont impliqués dans la gestion de services sociaux, la retraite par exemple. En France, même aux meilleures heures, le taux de syndicalisation a toujours été plus faible que la moyenne européenne parce qu’on est bien plus dans un syndicalisme d’engagement, militant, que dans un syndicalisme de services. Ça me paraît être la raison principale de ce faible taux de syndicalisation, mais ce n’est pas la seule.

C’est à dire ?

Il y a beaucoup d’attaques contre les syndicats et contre les délégués en France avec une judiciarisation croissante de l’action syndicale. Il y a encore quelques années, un conflit social finissait dans le bureau du DRH, alors que maintenant cela finit plus souvent devant le juge. Et après on passe dans le bureau du DRH pour être licencié. Cela pèse et en France 80 % des travailleurs et travailleuses interrogés disent ne pas se syndiquer par peur des représailles. Mais la représentativité se mesure d’autres façons. Beaucoup de mes collègues européens sont assez interrogatifs sur le fait que les mouvements sociaux soient aussi importants en France avec si peu de syndiqués. C’est parce que les gens s’engagent avec le syndicat et non dans le syndicat. Le lien se mesure encore à la participation aux élections sociales. Ceux qui en France nous font des procès, les politiques notamment, feraient mieux de balayer devant leur porte. Il y a bien plus de participation aux élections sociales qu’aux scrutins politiques.

 

Manifestation de la CGT. Pour Philippe Martinez, le mouvement des gilets jaunes montre "qu'il faut remettre de l'utopie dans le combat syndical". (Photo : AFP)

Manifestation de la CGT. Pour Philippe Martinez, le mouvement des gilets jaunes montre « qu’il faut remettre de l’utopie dans le combat syndical ». (Photo : AFP)

 

Le mouvement des gilets jaunes remet néanmoins les syndicats en question…

Mais pour nous ce mouvement est positif. Avec les bémols qui s’imposent, car il est très hétéroclite et nous condamnons avec fermeté et comme nous l’avons toujours fait ceux qui sont racistes, homophobes, sexistes. Ce n’est pas condamner le mouvement que de dire ça. Mais dans sa majorité, ce mouvement nous rassure, car ceux qui prônaient l’individualisme et disaient que l’action collective est dépassée doivent revoir leur copie. On voit un pays où les gens agissent, ont envie de se retrouver, de discuter, d’échanger. Pour nous, syndicat, ce retour de l’action collective est une bonne chose.

Mais la convergence avec les syndicats ne se fait pas. Avez-vous raté quelque chose ?

Ce mouvement nous interroge sur notre déploiement, sur notre capacité à aller vers les gens. La majorité de ceux qui sont sur les ronds-points n’ont jamais croisé de syndicat. Cela veut dire que nous ne sommes pas assez efficaces, pas assez présents dans les entreprises. Il y a le besoin de rapidement corriger cela. Nous avons aussi tendance à être un peu trop idéologique. La CGT veut changer la société parce qu’elle ne tourne pas à l’endroit. Mais, si dans le même temps, on est incapable de régler les questions qui frappent le quotidien de nos collègues de travail, on manque de crédibilité sur l’idée qu’on peut changer le monde. Il faut qu’on rééquilibre notre part idéologique sur la transformation de la société avec notre capacité à régler des problèmes immédiats. Un de mes prédécesseurs disait qu’il faut être le syndicat de la feuille de paye et du carreau cassé. Je crois que ça résume bien ce qu’on doit faire, car les salariés attendent d’un syndicat qu’il soit efficace et utile. Peut-être que, parfois, en promettant la lune, on manque de réalisme sur les problèmes du quotidien.

Face aux gilets jaunes, le pouvoir politique se trouve dépourvu d’interlocuteur. Est-ce, selon vous, lié à l’affaiblissement des corps intermédiaires comme les syndicats ?

C’est la stratégie de Macron. Il a été élu sur l’idée qu’il faut changer le monde et que pour cela on n’a plus besoin d’intermédiaires. Sa logique est de dire : « Je suis l’interlocuteur du peuple et tout ce qu’il y a entre le peuple et moi, particulièrement les syndicats, ne sert à rien. » Depuis qu’il est élu, il a fait passer des lois importantes comme la réforme du code du travail. Il est bien obligé de nous recevoir pour la forme. Pour des concertations, mais cela ne veut rien dire, concertation. En réalité, c’est « cause toujours, tu m’intéresses ». En gros, il nous dit : « Je vous écoute et c’est ma très grande faute de ne pas l’avoir fait avant… Nous pouvons discuter de tout, mais les décisions que je prendrai resteront dans le cadre que j’ai défini. » Nous servons d’alibi. C’est aussi ce qu’il fait avec son grand débat et sa lettre aux Français. Il a cultivé l’idée qu’on ne sert à rien et que les corps intermédiaires sont des boulets qui coûtent cher.

 

Philippe Martinez quitte le palais de l'Elysée après un entretien avec le président de la République. "Pour Emmanuel Macron, nous sommes un alibi", soutient le secrétaire général de la CGT. (Photo : AFP)

Philippe Martinez quitte le palais de l’Elysée après un entretien avec le président de la République. « Pour Emmanuel Macron, nous sommes un alibi », soutient le secrétaire général de la CGT. (Photo : AFP)

 

Les gilets jaunes sont nés d’une pétition contre la hausse des carburants pour déboucher sur des exigences de justice sociale et fiscale et finalement sur une remise en cause du régime politique. Les Français veulent être davantage consultés et cela dépasse le cadre de la simple démission d’Emmanuel Macron. Comment vous situez-vous dans ce débat sur la démocratie ?

Il y a un réel problème de démocratie dans notre pays, y compris dans les entreprises. C’est le débat que nous essayons d’avoir avec les gilets jaunes, car ils tapent beaucoup sur le gouvernement et, pendant ce temps, le Medef est peinard. La CGT se bat pour que les salariés aient leur mot à dire sur les projets, la gouvernance de l’entreprise. C’est bien une question de démocratie, car trop de salariés subissent leur travail avec le sentiment de ne pouvoir rien changer. Mais cela doit changer.

Et vous proposez quoi ?

Il ne suffit pas de mettre des représentants des salariés dans les conseils d’administration pour que la stratégie de l’entreprise bouge. Il faut leur donner les moyens et le poids d’y parvenir. Cette question, que nous portons depuis longtemps, s’exprime à travers ce mouvement. C’est l’expérience des salariés.

Et la démocratie politique ?

Cette volonté d’une société plus démocratique où le citoyen peut donner son avis plus souvent est importante, car Macron est dans une démarche délégataire. Il dit : « Vous avez voté pour moi et même s’il y a des protestations j’irai au bout de ce que j’avais prévu de faire. » Valls l’avait fait avant lui, en 2016, en disant que ce n’est pas la rue qui gouverne. Macron est le troisième président de la République en douze ans. C’est exceptionnel. Mitterrand avait fait deux mandats, tout comme Chirac qui avait pourtant quelques gamelles. Sarkozy était arrivé au pouvoir avec une grosse cote de popularité en disant qu’il allait tout casser. Il a été dégagé. Hollande, qui avait dit « mon ennemi c’est la finance », a été dégagé. Je ne sais pas si Macron va être dégagé, mais il n’est pas bien parti. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais là il se traduit dans la rue…

Pas forcément où vous le souhaitez. Vous dites que vous voudriez voir plus de gilets rouges sur les ronds-points. Mais ce mouvement n’attaque pas le patronat qui, d’une certaine manière, s’en lave les mains…

Le nouveau patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, est assez fin et il dit à l’Élysée que c’est son problème. Il essaye de focaliser le débat sur les taxes, mais évidemment pas sur la justice fiscale. Il dit aux politiques que ce ne sont pas les permanences patronales mais les permanences politiques qui sont attaquées. Que ce n’est pas sa démission qui est réclamée, mais celle de Macron. Or les entreprises du CAC 40 viennent de distribuer 57,4 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires. Il s’agit d’un record historique en France. Oui, le patronat surfe bien dans cette affaire.

Estimez-vous que le pouvoir est entre les mains de l’économie ?

Ce sont les politiques qui le leur ont laissé. Par complicité. Ce n’est pas neuf. Rappelons-nous Jospin qui en 1997 disait « que l’État ne peut pas tout ». Mais quand l’État démissionne devant l’économique, les gens finissent par penser que les politiques ne servent à rien. Voyez avec Ford qui va fermer son usine dans le Sud-Ouest et refuse sa reprise. Mais il faut la prendre, cette usine. Avec toutes les aides publiques que Ford a reçues, nous l’avons déjà payée. Pourtant, le ministre de l’Économie dit que l’on ne peut pas prendre ainsi une entreprise privée. Les politiques ont démissionné devant l’économique et la question est de savoir comment ils peuvent reprendre la main.

 

Manifestation contre la lii travail en Italie, en 2014. "Les syndicats européens n'ont pas la cohésion qu'ils devraient avoir pour défendre des droits collectifs", dit Philippe Martinez. (Photo: AFP)

Manifestation contre la loi travail en Italie, en 2014. « Les syndicats européens n’ont pas la cohésion qu’ils devraient avoir pour défendre des droits collectifs », dit Philippe Martinez. (Photo: AFP)

 

Le phénomène n’est pas proprement français et les pays de l’Union européenne n’arrivent pas à s’accorder sur les questions sociales ou fiscales qui les mettent en concurrence. Cela interroge-t-il aussi la capacité des syndicats européens à agir collectivement ?

Nous devons reconnaître que nous ne sommes pas à la hauteur. On se conduit un peu comme nos gouvernements. Tout le monde se cache derrière l’Europe. Mais dans chaque pays il y a des remises en cause des droits et on sent ce réflexe qui consiste à penser que tant que ça se passe chez le voisin, on va l’éviter chez soi. Les syndicats européens n’ont pas la cohésion qu’ils devraient avoir pour défendre des droits collectifs. Il faut qu’on dépasse les clivages, les constructions historiques qui diffèrent d’un pays à l’autre. Nous devons être plus indépendants des partis politiques. Et pourtant, je suis membre d’une organisation qui a été longtemps accusée – et sans doute à juste titre – de dépendre du Parti communiste. Je ne le renie pas et j’en suis fier. Mais aujourd’hui, nous sommes l’un des syndicats les plus indépendants en Europe. Nous devons être exigeants pour porter des revendications communes.

Lesquelles par exemple ?

Concrètement, je ne vois pas en quoi il serait honteux qu’un salarié de Slovaquie qui fabrique des Volkswagen ou un Slovène qui produit des Renault ne soit pas payé comme son collègue allemand ou français : la voiture est la même, le travail est le même et en général le prix est le même. Quand nous arriverons à dépasser cela, nous serons un peu plus crédibles.

Pour faire face à la colère des gilets jaunes, Emmanuel Macron a lancé un grand débat national auquel la CGT refuse de participer. Pourquoi ?

Le Premier ministre nous a invités vendredi… mais nous sommes juste des alibis. Par contre, on lance des carnets d’expression dans l’entreprise et dans la cité. Les gens s’expriment et nous voulons participer à des débats, les organiser avec des associations, des maires, y compris dans les entreprises avec d’autres syndicats s’ils le souhaitent. Mais si on se contente de déposer ces revendications à l’Élysée, cela ne marchera pas. Cela pose la question de la manière dont on se mobilise. On essaye d’expliquer aux gilets jaunes que les ronds-points et les manifestations du samedi, c’est bien, mais que ce sont les patrons qui accordent les augmentations de salaire.

Et vous pensez être entendus ?

Le mouvement a évolué depuis trois mois. Je n’ai rien contre les réseaux sociaux, mais ils ne sont pas le symbole de la démocratie. Alors qu’est-ce qu’on fait? Des assemblées générales? Les ronds-points sont des assemblées générales permanentes, c’est convivial, les gens se retrouvent, il y a de la fraternité, de la solidarité. Ce sont des valeurs importantes. C’est l’anti-Macron. On discute, on réfléchit, on croise des personnes qui pensent différemment. C’est positif. Cela démontre qu’il faut remettre de l’utopie dans le combat syndical, qu’il y a un besoin de rêver d’un autre monde.

Entretien réalisé par Fabien Grasser

 

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