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[Critique théâtre] «Juste un homme, avec un fusil», derrière des écrans de fumée


Retrouvez notre critique théâtre de la semaine.

Coutumier des rubriques faits divers et vrai fantasme d’artiste, l’homme ordinaire qui «pète les plombs» s’est transformé, dans l’art, en une figure symptomatique du malaise social. Le cinéma, notamment, s’en est emparée pour des films cultes qui se répondent d’une époque à une autre, de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) au Couperet (Costa-Gavras, 2005), de Falling Down (Joel Schumacher, 1993) à Yannick (Quentin Dupieux, 2023). Le protagoniste sans nom de Juste un homme, avec un fusil perpétue cette lignée : un vendeur de télévisions qui, un jour comme un autre, s’enferme dans son arrière-boutique, au milieu des écrans en pagaille. Armé de deux outils : son smartphone, à la fois source et refuge de son hystérie, et l’arme à feu qui pourrait, imagine-t-on, le délivrer…

Le monologue est donc la forme qui s’est imposée à Godefroy Gordet pour raconter la trajectoire de cet homme dont, partout aux infos, on voit la photo; un cheminement à l’intérieur de la folie d’un homme ordinaire, où les frontières entre la fiction et l’imagination n’existent plus, pas plus qu’entre l’imagination et le monde réel. L’homme au fusil, interprété par Romain Ravenel, se «selfise» avec le public, qui voit son reflet inversé dans l’orgie d’écrans habillant la scène, débordant même jusqu’au premier rang. Bienvenue dans l’univers mental d’un homme «comme tout le monde», qui commence ainsi : «Quand j’étais gosse, je croyais que les types qui mouraient dans les films avaient décidé d’en finir pour de bon dans la vie.»

Née au TalentLAB en 2019, puis développée et peaufinée au cours de résidences, la pièce s’est dévoilée mercredi à l’Ariston, suivie d’une seconde date le lendemain. L’intrigue, elle, prend place un mardi : un jour choisi, ou le fruit du hasard. C’est en tout cas le jour où l’homme se barricade derrière son mur d’écrans, dans une scénographie immersive et hallucinée, résultat du remarquable travail mené conjointement par le scénographe Éric Chapuis et le créateur vidéo Guillaume Walle. Sur scène, les écrans reproduisent à l’infini ce que filme le personnage (y compris hors de la scène, par d’habiles tours de passe-passe). Ils agissent aussi indépendamment, pour donner un aperçu des journaux télévisés (où chacun y va de son commentaire sur cet «individu dangereux», «déséquilibré»…) ou soutenir le texte par la surenchère d’images défilant à toute vitesse ou le minimalisme d’une neige rosée envahissant l’espace.

La qualité de la mise en scène peine malgré tout à renforcer la fragilité d’un texte qui empile les poncifs

La qualité de la mise en scène et de la scénographie, pour aussi inspirées qu’elles soient, peinent tout de même à renforcer la fragilité de l’autre pilier de la pièce : un texte convenu, qui se rêve en manifeste au vitriol tout en empilant les poncifs. Le personnage monologue sur la vie à l’ère du tout numérique, entre règles sociales redéfinie par les réseaux, algorithmes, «fake news» et isolement – physique, mental, social. Les piques d’humour fonctionnent; le fond du discours est, lui, largement éculé, doucement démago et, donc, jamais aussi tranchant qu’il l’imagine. La confusion du personnage étant le fil d’Ariane du texte, bien défendu par un Romain Ravenel gonflé à bloc avec l’énergie d’un lion en cage, on sent l’énergie du comédien trop en retenue dans un rôle qui demande un peu plus de matière pour exister.

C’est donc sur un paradoxe que repose toute la pièce de Godefroy Gordet. Il y avait là matière à creuser un sillon plus subtil; c’est aussi ce que laissait entendre le titre de l’œuvre, aux accents (et à la forme!) évoquant les soliloques écorchés vifs de Bernard-Marie Koltès (La Nuit juste avant les forêts, Dans la solitude des champs de coton…). Même les apparitions de la soprano Stephany Ortega, simplement sublimes (et brouillant toujours plus les frontières entre les réalités), laissent perplexes quant à l’intégration d’un chœur antique dans une dramaturgie si torturée. Mais peut-être l’homme au fusil est-il lui-même conscient que, dans ce monde qui ne cesse de solliciter son attention, son discours sonne déjà comme de l’histoire ancienne. Lui est mis en colère par sa propre incompréhension du monde; nous, à la longue, on reste plutôt les yeux rivés sur les écrans…

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