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Carmen, porte-voix des violences faites aux femmes


The Carmen Case

d’après Carmen de Georges Bizet

Conception / mise en scène Alexandra Lacroix

Composition / arrangement  Diana Soh

Direction musicale Lucie Leguay

Durée 1 h 45

Lieu Grand Théâtre – Luxembourg

Pour sonder le présent et mieux se projeter ensemble dans l’avenir, le patrimoine culturel subit ces derniers temps un dépoussiérage forcé, confronté qu’il est aux préoccupations sociétales modernes. Forcément, ça fâche, entre les traditionalistes qui le considèrent comme indéboulonnable, et ceux qui veulent le raturer, voire l’effacer totalement des ardoises («canceller» comme on dit), car il reste le témoin et le passeur d’idées fanées. Au milieu, l’intelligence, la finesse et la mesure restent toujours les meilleures alliées pour trouver un juste équilibre dans la cohue, comme l’a fait Alexandra Lacroix dans sa relecture de Carmen.

Oui, la célèbre œuvre de Georges Bizet datant de 1875 (l’un des opéras les plus joués au monde) et ses airs orientaux enjoués ne sont pas passés entre les gouttes des obsessions d’une époque, la metteuse en scène y ayant vu le moyen d’insister sur un problème tristement récurrent : le féminicide. Voilà en effet 148 ans que l’histoire se termine toujours de la même manière, avec le meurtre de la belle andalouse par son amant éconduit, le passionné Don José, de plusieurs coups de couteau. Un crime jusqu’alors resté impuni… Qu’à cela ne tienne, le procès est ouvert !

À la folle agitation de Séville, The Carmen Case préfère l’ambiance irrespirable du huis-clos. Il débute au cœur d’un groupe de paroles de détenus accusés de violences envers leurs conjointes, et qui se considèrent tous comme innocents. Un préambule qui donne le ton et pose les intentions. Même l’Allegro Giocoso, habituellement si entrainant, semble comme étranglé. Sur un écran de télévision, on apprend alors qu’un homme aurait tué sa compagne. Comme au théâtre, la justice est plus alerte, on se retrouve moins d’un an plus tard sur une scène transformée en cour d’assises, tout en bois clair. La procureure, l’accusé, la défense et les témoins sont tous là, prenant à partie le public placé dans la position de jurés.

Avec ce choix singulier, Alexandra Lacroix, conceptrice du projet et marraine du TalentLAB 2021, explique vouloir mettre en contexte l’opéra de Bizet, sans l’altérer, ni l’orienter, afin d’ouvrir le débat et d’offrir toutes les alternatives possibles. Pour ce faire, elle a fait appel à une avocate spécialisée dans le droit des victimes afin de remettre en question la notion, que trop souvent utilisée, de crime passionnel. Conséquence, sur le plateau, deux espaces-temps se mêlent et se répondent : le procès en lui-même, et la reconstitution de toutes les étapes ayant mené au meurtre de Carmen.

La musique de la compositrice Diana Soh (nommée aux Victoires de la Musique Classique 2024 pour ce travail) s’amuse des mêmes contraintes temporelles, tantôt proche de l’œuvre originale, tantôt purement contemporaine. Sous la baguette de Lucie Leguay, et à la place de l’ensemble Ars Nova qui assure les dates françaises, on retrouve l’orchestre United Instruments of Lucilin qui, jouant à domicile, occupe toute l’avant-scène du Grand Théâtre de Luxembourg, coproducteur charitable. Treize musiciens non pas cachés dans la fosse, mais bien au premier plan, qui montrent toute leur flexibilité quand il s’agit de s’attaquer à un répertoire, pour le coup, plus classique qu’à leurs habitudes.

Sur scène, ce sont neuf interprètes qui alternent les rôles et chants après avoir pénétré dans l’arène (judiciaire) au moyen d’une large porte à battants. Sur le mur du fond, le visage du président est projeté en grand et en direct. À gauche, isolé dans sa cage de verre, l’accusé inconsolable. En face, les magistrats en habits. Au centre, un dossier à dénouer : Don José est-il un bourreau? Une victime? Un fou? Un homme possessif? Et s’il est coupable, jusqu’à quel point? Comme dans toute procédure, deux parties s’opposent : l’une est incarnée par la seule et pure Micaëla qui, dans sa robe de mariée immaculée, se remet mal de l’arrestation de son ex-fiancé. De l’autre, Frasquita et Mercédès, les amies (dissipées) de Carmen, sans oublier son dernier amant, le beau toréador Escamillo.

Présenté au Théâtre Auditorium de Poitiers en mai dernier, The Carmen Case prolonge, à sa façon, l’opéra de Bizet. Un cinquième acte, en quelque sorte, dans lequel se succèdent les humeurs : la détresse maladive de l’accusé, la froideur de la justice et la liberté farouche de Carmen, dont le délicat fantôme hante parfois la salle d’audience. Ici et là, encore, de bonnes idées : le fait, par exemple, de mettre en scène deux Don José – l’un menotté (joué par Xavier de Lignerolles) et l’autre en liberté (François Rougier) – ou de jouer la carte de l’humour pour alléger les moments difficiles, comme lors des rapports d’expertise, cocasses. Que dire alors de ce passage où, sur la Chanson Bohême, on se chamaille et danse en attendant que le procès reprenne…

Physiquement et lyriquement engagés, les acteurs-chanteurs ne souffrent d’aucune faiblesse, tout comme le discours d’Alexandra Lacroix. Sa Carmen (Anne-Lise Polchlopek) s’impose comme une figure tragique qui a payé de sa vie son désir d’indépendance. La démonstration se termine d’ailleurs sur la non moins poignante chanson L’amour est un oiseau rebelle («Prends garde à toi!») qui, bien après, trotte encore dans la tête. Mais tandis qu’on la siffle avec entrain, le temps des deux représentations au Luxembourg, jeudi et vendredi, une femme sera morte sous les coups de son conjoint (ou ex-conjoint). Si la mélodie donne toujours des ailes, la réalité, elle, ramène inexorablement au sol dans un implacable frisson.

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