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Argentine : les «taxi dancers», passeurs de tango


(photo AFP)

Ils sont là pour éviter les faux pas aux novices dans des bals codifiés : les «taxi dancers, danseurs professionnels et privés, permettent de s’immerger dans le monde du tango et de se former à cette exigeante tradition. En piste !

Buenos Aires sans danser le tango ? Impensable. Mais le tango sans initiateur ? Injouable. Place aux «taxi dancers», danseurs privés contractés par des débutants, touristes surtout, pour éviter les faux pas, dans un univers envoûtant et intimidant. «Oui, danser le tango ici peut s’avérer très intimidant. Plus d’un n’y arrive pas», convient David Tolosa, 37 ans, depuis des années «taxi dancer» au bras de tangueros novices. Et actuellement en pic d’activité en marge du Mondial de tango (qui s’est achevé hier).

C’est que le tango, ses pas, son équilibre, son guidage, a sa technique, ne s’improvise pas. Sous peine de piétiner ou d’incommoder un partenaire et se retrouver à «planchar» (repasser) – soit planté toute la soirée sur sa chaise, à force de refus ou faute d’invitations. L’atmosphère est «un peu cruelle», admet David Tolosa. «La piste est une vitrine, vous vous exposez. Autour, il y a des danseurs connus, assis à des tables, qui regardent si c’est fluide, si ça bouscule… Vous vous sentez observé.»

Alors les «taxi dancers», la plupart à leur propre compte ou via une agence, «louent» leur accompagnement, mi-cours particulier, mi-découverte des milongas (bal ou local dansant). Pour quelques heures, une soirée, pour environ 50 dollars l’heure. Hors de portée de tant d’Argentins. Le «service», le goût du détail, peut aller loin : jusqu’à enseigner le «cabeceo», ce discret hochement de tête par lequel on invite à danser – à distance, de table à table. Si on accepte, on hochera la tête à son tour. Si on refuse, il suffira de détourner le regard.

«Souhaitez-vous que le danseur/danseuse s’installe à une table proche, pour pratiquer avec vous le cabeceo ?», demande ainsi l’agence Tango Dancers Premium, dans un formulaire à ses clients. La grande majorité sont étrangers «principalement des femmes, asiatiques beaucoup : japonaises, chinoises, mais aussi françaises, britanniques…», explique David Tolosa. «Mais de plus en plus d’hommes sont demandeurs», relève Anna Fiore, directrice de l’agence TangoTaxidancers, pionnière depuis 2007.

Jamais un client ne m’a marché sur les pieds !

Une soirée avec un «taxi dancer» ne vaut pas garantie d’être invité à danser dans la foulée. Dans les milongas opère souvent une sorte de sélection naturelle, les habitués dominent la piste, avec un partenaire bon danseur qu’ils ont repéré. «Les milongueros sont conservateurs. S’ils ne vous connaissent pas, vous ne dansez pas!», résume Anna Fiore. La difficulté ne rebute pas les novices. «C’est ma première milonga, je suis sous le charme!», s’enthousiasme Salvador Bolaños, touriste mexicain de 37 ans, fasciné par «la mélancolie, et en même temps la force du tango, dansé avec tellement de passion».

À Marabu, milonga prisée du centre de Buenos Aires, il s’efforce de suivre sa «taxi dancer» d’un soir, Laura Florencia Guardia, tout en scrutant les couples autour. «Chez certains, je vois des pas dont je me dis : « OK, ça, je peux y arriver dès ce soir »», lance-t-il confiant. «Mais chez d’autres, il y a des mouvements qui dénotent des décennies de pratique!» Avec application, Salvador Bolaños parvient à maintenir une distance avec les pieds de Laura. «Jamais un client ne m’a marché sur les pieds!», rit-elle à gorge déployée.

À propos de faux pas, attention aux méprises sur les «taxi dancers» : «Appréciez l’intimité du tango, mais ne vous trompez pas, ne vous mettez pas dans l’embarras et n’embarrassez pas nos danseurs par des avances inappropriées. Nous ne sommes pas une agence de « latin lovers »», prévient TangoTaxidancers sur son site. «Par précaution : des situations inconfortables peuvent survenir», justifie Anna Fiore.  «Nous ne sommes pas non plus une agence de mannequins, et n’attribuons pas les danseurs en fonction de leur physique», ajoute l’agence, qui d’ailleurs ne publie pas de photos de ses douze danseurs. «Avec notre expérience, nous trouverons le bon danseur pour vous.»

L’essentiel des «taxi dancers» sont des danseurs professionnels, parfois passés par d’autres styles – folklore, moderne, jazz –  et qui ont repéré dans le tango «un filon professionnel, une opportunité économique», explique l’un deux, Martin Gabriel Cardoso. Mais qui souvent cumulent cours et spectacles. «Impossible de vivre de la seule activité de « taxi dancer »», assure Anna Fiore. Mais au-delà de l’aspect pécuniaire, continue de les enchanter la soif des débutants, avides de «s’immerger dans le monde du tango, les tenues, les orchestres, toute la tradition», se réjouit Laura Florencia Guardia. «Au début, ils ont honte. Et puis, ils osent !»