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[Littérature] Ces gens-là : Chico Buarque, plume chantante


Ces gens-là est situé entre le 30 novembre 2018 et le 29 septembre 2019, dans un pays, son pays, présidé par Jair Bolsonaro pour lequel l’auteur, on s’en doute, n’éprouve pas la moindre sympathie. (Photo : c.helie)

Maître conteur, Chico Buarque s’amuse avec l’écriture au fil des pages de son nouveau roman, Ces gens-là.

Il s’appelle Manuel Duarte, vit à Leblon, le quartier huppé de Rio de Janeiro. Il est dans la soixantaine et écrivain en panne d’inspiration. Il est surtout le personnage central de Ces gens-là, sixième roman de Chico Buarque, immense personnalité du monde «auriverde» des arts et des lettres. Né Francisco Buarque de Hollanda à Rio de Janeiro en 1944, il déroule un CV du meilleur effet : chanteur, musicien, écrivain, dramaturge et poète! Il a vécu l’exil en Europe quand les généraux exerçaient la dictature dans son pays et, avec Caetano Veloso, Gilberto Gil, Tom Zé, Maria Bethania et Gal Costa, il a participé à la création du «tropicalisme», ce genre musical qui a électrifié bossa et samba.

Chico Buarque écrivain, c’est toujours Chico Buarque ! D’Embrouille (1992) à Le Frère allemand (2016) en passant par Court-Circuit (1997), Budapest (2005) et Quand je sortirai d’ici (2012), avec lui, c’est encore des personnages hantés par des crises et par le passé, souvent battus par les soubresauts de la vie et tentés de prendre la tangente. Il y a aussi, chez Chico Buarque, l’environnement. Ainsi, dans Ces gens-là, il y a ce Brésil à la dérive puisque le livre est situé entre le 30 novembre 2018 et le 29 septembre 2019, dans un pays, son pays, présidé par Jair Bolsonaro pour lequel l’auteur, on s’en doute, n’éprouve pas la moindre sympathie et qui, selon son ex-femme, dirige un «gouvernement de connards et de fils de pute».

En panne d’inspiration

«Rio, le 30 novembre 2018. Très cher, ne croyez pas que j’aie oublié mes engagements, cela me peine beaucoup d’avoir une dette envers vous. J’aurais dû vous remettre le manuscrit fin 2015, et trois ans sont passés. Sans doute, le savez-vous, j’ai vécu des tribulations variées : une séparation, un déménagement, une assurance caution pour mon nouvel appartement, des frais d’avocat, une prostatite aiguë… bref l’enfer. Outre ces ennuis personnels, il m’a été fort difficile de me consacrer à des songeries littéraires sans être touché par les événements récents de notre pays», écrit Manuel Duarte à son éditeur.

Voilà bientôt vingt ans, Duarte avait écrit un roman, L’Eunuque du castel royal, qui avait connu un joli succès. Mais depuis, c’est le néant pour l’écrivain, la panne d’inspiration – et un débit financier qui ne cesse de croître chez son éditeur. Bien évidemment, «j’ai déjà dépensé l’avance que vous m’avez généreusement accordée, et j’essaye maintenant de trouver le calme nécessaire pour ébaucher un ouvrage sur lequel je travaille sans relâche». Et il faudrait croire Duarte ! Aurait-on affaire à un escroc comme le monde littéraire en connaît (et en produit) tant ?

Chico Buarque écrivain, c’est toujours Chico Buarque!

À défaut d’être dingue, Duarte est paumé. Pris entre son ex-femme et son ancienne amante. La première est traductrice mais doit subir les caprices d’un auteur qui refuse ses corrections : «Laissons donc le pianiste avec son accord parfait qui résonne dans le silence du salon». La seconde, elle, n’hésite pas à moquer Duarte : « Quels admirateurs ? Me fais pas rire !». Duarte et son épouse ont eu un fils, un peu à l’ouest, qui nécessite des «soins particuliers» – la mère planque les petits mots adressés par le fils au père : il faut lui «épargner d’être grammaticalement embarrassé».

Et puis, il y a l’éditeur, un peu filou, les yeux rivés sur les colonnes comptables. Mieux, au nom de la «patrie littérature», il ne serait pas contre le fait que l’ex-femme revienne avec Duarte qui confie : «Les nuits d’abandon, je vais aux putes, que je paye le double pour baiser sans capote, ou que je paye le triple pour ne pas baiser et leur faire écouter de la littérature». Au Leblon, quartier huppé de Rio de Janeiro, aux innocents les mains pleines mais les têtes sérieusement tourneboulées.

Maître conteur, pour Ces gens-là, Chico Buarque s’amuse avec l’écriture. La forme avec des chapitres courts, comme le journal intime entrecoupé de choses diverses, comme les courriers du syndicat de la résidence. C’est parfois pathétique avec ce personnage d’auteur à la dérive; c’est le plus souvent follement pétillant, délicatement humoristique, sérieusement décapant. C’est beau, oui, comme Samba e Amor, comme une chanson de Chico Buarque délicieusement «jazzy».

Ces gens-là, Chico Buarque, Gallimard