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[Album de la semaine] Moses Sumney se met à nu


Mose Sumney dans son clip Cut me (Photo : DR).

Le Quotidien a aimé Grae, de l’artiste américain Moses Sumney. Le titre renvoie à «grayness», la zone grise, cet entre-deux qui ne divise pas mais qui mélange.

Il y a des signes qui ne trompent pas, à commencer par cette pochette, troublant corps nu échoué sur un rocher cherchant un souffle devant une vivifiante cascade. Plus tôt, il y a eu aussi un clip, celui de Polly, où Moses Sumney, face à la caméra, passe des larmes au sourire, sans aucune autre forme de mise en scène, porté par les élans sentimentaux d’une splendide ballade qui, en effet, sème le trouble. D’ailleurs, il suffit de voir l’intitulé de son compte Twitter pour se rendre compte que le musicien, 29 ans, ne ment pas : «Interprète / personne pauvre / qui pleure et qui rit»…

Derrière la banalité, sûrement ironique, de la définition, il est pourtant question ici d’affirmation de soi, d’explosion même, ne serait-ce que pour faire valdinguer les cases et ceux qui veulent vous y enfermer. Rappelons que ce désir identitaire, chez lui, tient d’un héritage : celui d’un garçon né aux États-Unis de parents ghanéens, suivi d’un retour sur les terres familiales puis d’un nouvel exil américain.
Une fracture qui reste à vif dans un monde qui entretient toujours les catégorisations faciles. Moses Sumney, qui ne s’est jamais vraiment senti ni africain ni américain, clame donc haut et fort l’importance de la forme multiple, dont il est une incarnation.
Rien d’étonnant, d’ailleurs, que pour son second album, il ait choisi le titre grae, renvoyant à «grayness», la zone grise, cet entre-deux qui ne divise pas mais qui mélange (couleur de la peau, origine, orientation sexuelle…). Un grand tout que l’artiste défend, et célèbre, dans un disque remarquable, livré en deux parties (12 chansons sont sorties en février) et fort aujourd’hui de 20 titres. Après les braises du déjà remarqué Aromanticism (2017), premier album intime et aux nuances calmes, Moses Sumney convie ici à un grand feu, qu’il alimente de sa voix détonante, un falsetto qui joue avec les humeurs. À travers ses éruptions vocales, il passe ainsi de la colère à la tristesse, disparaît sous les chœurs ou tient tête aux violons. Mieux, dans une même liberté farouche, sa musique trouble aussi les pistes, se transformant, encore et encore.
Trip-hop, jazz, soul, ballade, rock, pop baroque, gospel, electro… Tous les styles se côtoient dans une certaine cohérence. Même le chant samplé de l’auteur ghanéen nigérian Taiye Selasi s’y intègre à merveille. Car oui, si Moses Sumney se laisse aller à ses sentiments, parfois égocentrés, il convie à ce grand déballage toute une troupe de collaborateurs, et non des moindres (Thundercat, Shabaka Hutchings, Adult Jazz, James Blake…).
Avec de telles carrures, l’album prend des allures de patchwork audacieux, aux arrangements touffus (cordes, cuivres…). Et dessus, les émotions brutes prennent la même trajectoire sinusoïdale. Une palette riche et sans contrôle qui rappelle celle offerte, également la semaine dernière, par Perfume Genius (Set My Heart on Fire Immediately), tout aussi adroit dans l’art de mêler le cérébral et le charnel, la force et la fragilité. Et comme lui, à corps et à cris, il clame vouloir s’affranchir de sa propre carapace. Brisons les murs, semblent-ils proposer d’une seule voix. Leurs démonstrations respectives en sont de percutants témoins.

Gregory Cimatti

Sortie le 15 mai, Label Jagjaguwar, Genre soul / rock / expérimental

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