Depuis son arrivée fin 2014, elle met à l’amende les multinationales. Margrethe Vestager, commissaire européenne à la Concurrence, a répondu à nos questions.
La presse américaine l’appelle la «Dame de fer». Margrethe Vestager est celle qui a osé défier Apple en lui demandant de rembourser à l’Irlande 13 milliards d’euros d’impôts non perçus. La Danoise ne fait pas seulement la guerre aux cartels, mais chasse avec zèle les trop gros cadeaux fiscaux accordés par les États aux multinationales. Notamment au Luxembourg.
Le Quotidien : La Commission a demandé à Apple de rembourser à l’Irlande 13 milliards d’euros d’impôts pour avoir bénéficié d’aides d’État illégales via ses tax rulings. Qu’est-ce que ce dossier représente pour vous? Apple a-t-il payé?
Margrethe Vestager : Ils sont en train d’essayer de comprendre le montant précis qu’ils doivent rembourser. Le cas d’Apple, comme ceux de Starbucks (Pays-Bas), de Fiat (Luxembourg) et du régime belge d’exonération des bénéfices excédentaires, représente les efforts que nous engageons pour assurer une concurrence loyale. Le but est de permettre une réelle égalité de traitement. Il y a des milliers de sociétés, dont de nombreuses PME, qui paient leurs impôts. Elles doivent savoir que quelqu’un vérifie que tout le monde les paie.
Où en sont les cas d’Engie, Amazon et McDonald’s qui concernent le Luxembourg?
Ces dossiers n’ont pas progressé de la même façon. Le dossier Amazon a été ouvert il y a un an et demi, McDonald’s il y a un an, et Engie il y a quelques mois. Il est difficile de dire quand ils aboutiront. Ce sont de longues enquêtes qui prennent du temps.
On parle d’un éventuel remboursement de 400 millions pour Amazon. Ce chiffre est-il exact ?
Je ne sais pas, nous n’avons pas encore pris de décision.
Doit-on s’attendre à des enquêtes sur d’autres rescrits fiscaux (tax rulings), ou s’agit-il de quelques condamnations « pour l’exemple » en attendant la mise en place de nouvelles règles du jeu fiscales au niveau mondial?
Ce sont deux choses différentes. La première concerne notre législation fiscale en tant que telle, et c’est l’affaire du Conseil européen. Le commissaire Pierre Moscovici (en charge des Affaires économiques et de la Fiscalité) a fait plusieurs propositions, certaines ont déjà été adoptées, d’autres le seront bientôt. La plus récente porte sur la création d’une assiette commune consolidée sur l’impôt des sociétés. À l’arrivée, nous aurons un système fiscal plus transparent au niveau mondial, aussi grâce au leadership de l’OCDE (NDLR : Organisation de coopération et de développement économiques). Il existe une sorte de coalition fiscale mondiale.
La seconde chose est la problématique des aides d’État illégales, qui est davantage une question d’égalité de traitement et de concurrence loyale. Nous cherchons à savoir si des tax rulings ont été utilisés à cette fin. Nous ne pouvons pas dire à ce stade si nous allons ouvrir d’autres dossiers, cela dépendra de notre analyse, mais que nous enquêtions sur un prêt ou un ruling trop favorables, notre objectif est de mettre fin à ces aides d’État illégales.
« Oui à la concurrence fiscale, non aux aides d’Etat illégales »
Quid notamment des centaines de tax rulings révélés dans l’affaire LuxLeaks : sont-ils tous légaux, comme l’affirme le gouvernement luxembourgeois?
Nous ne le savons pas tant que nous n’avons pas ouvert d’enquête pour entrer dans le détail. Outre les dossiers qui sont déjà ouverts, nous continuons d’analyser les 400 rulings luxembourgeois et les 600 autres que nous avons demandés aux États membres qui en délivrent (23 au total).
Notre objectif n’est pas d’aboutir au recouvrement de tous les tax rulings, car nous ne sommes pas une autorité fiscale. Notre but est de trouver ceux pour lesquels nous avons le plus grand soupçon d’une aide d’État illégale.
Ceux qui portent sur les plus gros montants d’exonération?
Pas nécessairement. Le niveau de taxation effective, comparé au taux normal d’imposition, est simplement un des critères que nous étudions. C’est ensuite plutôt une question de mécanisme utilisé.
Et plus nous traitons de dossiers différents, meilleure est l’orientation que nous pouvons donner aux États membres, car c’est à chaque État de vérifier que sa législation nationale et la législation européenne sont toutes deux respectées.
La justice a déjà dit depuis des années que les tax rulings étaient autorisés si la méthode utilisée permettait d’approcher le plus possible les prix du marché.
Comme l’Irlande avec Apple, le Luxembourg (Fiat) et les Pays-Bas (Starbucks) ont refusé de récupérer ces impôts (20 à 30 millions d’euros chacun) et ont fait appel de vos décisions. Qu’en pensez-vous?
Dans les cas des Pays-Bas et du Luxembourg, les impôts de Starbucks et de Fiat ont été payés. Pour la Belgique, c’est en cours, c’était plus compliqué car 35 multinationales différentes devaient rembourser les impôts qu’elles n’avaient pas payés. Il faut savoir que les décisions de la Commission entrent en vigueur le jour où elles sont prises, peu importe que vous fassiez appel ou non.
Mon travail n’est pas de pointer du doigt les États, mais de veiller au respect de notre législation commune.
Cela symbolise-t-il l’échec d’une Union européenne dans laquelle les États mènent une guerre fiscale à leurs voisins, parfois donc au mépris de la loi?
Dans une certaine mesure, nous acceptons cette forme de concurrence. Nous n’avons jamais remis en question le fait que chaque État puisse définir son propre taux d’imposition sur les sociétés. L’Irlande a le plus bas avec 12,5 %, la plupart se situent entre 18 et 22 %, certains sont encore plus élevés.
Par contre, c’est une chose totalement différente si une seule société, ou une poignée, ou bien un seul secteur d’activité, est autorisée à bénéficier d’un taux effectif beaucoup plus faible que le taux officiel. La concurrence devient alors complètement déloyale et cela va à l’encontre de notre législation européenne.
Juncker ? « J’ai les mains libres »
Ne serait-ce pas aux États véritablement lésés par ces rulings, où sont réalisés les bénéfices en question, de percevoir ces arriérés d’impôts?
Le Conseil a décidé de l’obligation d’échanger automatiquement les tax rulings. Les administrations fiscales auront ainsi beaucoup plus d’informations pour identifier les bénéfices qui sont générés chez elles. La base de la législation européenne est de taxer les bénéfices là où ils sont réalisés. C’est ce que disent aussi les travaux de l’OCDE avec le plan BEPS (« base erosion and profit shifting »).
Vos décisions en matière de rulings sont les seuls rappels à l’ordre en la matière…
Oui, mais les décisions que nous adressons concernent la seule question des aides d’Etat illégales. Elles ne changent pas notre réglementation. Nous n’avons pas changé les règles par le passé et n’avons pas l’intention de le faire dans le futur.
Par contre, ce que fait mon collègue avec les ministres est de réfléchir à ce que doit être notre système d’imposition futur, quelles sont les meilleures pratiques alors que nous devons travailler ensemble, de nombreuses sociétés ayant des activités dans plus d’un pays.
Jean-Claude Juncker était Premier ministre du Luxembourg à l’époque où ont été accordés les rescrits fiscaux de l’affaire LuxLeaks. Est-ce votre travail de réparer ses erreurs?
(Elle sourit) Je ne dirais jamais les choses ainsi. Pour moi, la question n’est pas de savoir qui était responsable à l’époque, ce qui rendrait les choses extrêmement compliquées.
À la Commission, Jean-Claude Juncker m’a dit que j’avais les mains complètement libres, que c’était ma responsabilité. Je trouve cela très bien.
Lanceurs d’alerte des LuxLeaks : « Ils ont agi comme il fallait »
Pendant ce temps, les lanceurs d’alerte des LuxLeaks ont été condamnés et leur procès en appel aura lieu en décembre. Leurs avocats vous avaient sollicitée pour venir témoigner. Pourquoi avez-vous refusé?
C’est l’un des nombreux et douloureux paradoxes de mon travail. D’un côté, c’était une très bonne chose que tous ces éléments soient mis en lumière pour les Européens, qu’ils sachent ce qui se passe et de les informer de ce que l’on fait à Bruxelles.
Mais d’un autre côté, il n’y a rien que nous puissions faire pour protéger les lanceurs d’alerte, car leur action est jugée selon la législation nationale (NDLR : luxembourgeoise). C’est pourquoi la commissaire Vera Jourova (chargée de la Justice) travaille à la possible mise en place d’un système européen de protection des lanceurs d’alerte. Ce qui permettrait aux gens de révéler des choses sans courir le risque auquel ont dû faire face les lanceurs d’alerte des LuxLeaks.
Personnellement, soutenez-vous Antoine Deltour et Raphaël Halet?
Ma réponse est difficile. Cela ne servirait à rien de le dire, puisque je ne peux rien faire pour les aider. Mais évidemment, je leur suis énormément reconnaissante pour ce qu’ils ont fait. Ils ont agi comme il fallait, c’était la bonne chose à faire.
Comme le Royaume-Uni, le Luxembourg va réduire fortement son taux d’imposition sur les sociétés. La fiscalité devrait-elle être une compétence communautaire?
Je pense que nous n’aurons pas de sitôt une fiscalité commune en Europe. L’important est d’avoir une assiette fiscale commune et de la transparence. Pour moi, il est d’abord préférable que les États appliquent réellement le taux qu’ils ont défini, qu’il soit fort ou faible, plutôt que quelques sociétés choisies puissent bénéficier d’avantages sélectifs et payer au final moins de 1 % d’impôts.
Si nous arrivons à empêcher que les bénéfices soient déplacés de pays dotés d’un taux élevé vers d’autres au taux moins élevé, alors nous aurons franchi une étape importante. Non seulement pour avoir une concurrence équitable, mais aussi pour que nos citoyens voient qu’il y a une justice en matière d’impôts.
Donald Trump ? « Peu importe »
Donald Trump souhaite réduire ce taux d’imposition de 35 à 15 %. Quelles conséquences voyez-vous pour les pays européens?
Si les bénéfices sont réalisés en Europe, alors ils doivent être taxés en Europe. Peu importe le taux aux États-Unis et si les entreprises américaines souhaitent y rapatrier leurs profits mondiaux, cela regarde uniquement les États-Unis.
Vous avez été accusée de populisme antiaméricain pour vous en être prise à Apple. Trump sera-t-il un allié dans votre travail?
Cela reste à voir, car jusqu’ici nous ne savons pas ce que sera la ligne politique américaine.
Google est accusé par vos services d’abus de position dominante, notamment pour son système Android, et risque une amende de 6,5 milliards d’euros…
Le problème n’est pas le système Android, mais l’utilisation qu’en fait Google pour rester dominant dans les recherches sur mobile, en incluant ses propres produits et applications à l’usage d’Android. Nous avons émis nos accusations au printemps. Google y a répondu il y a dix jours. Nous allons examiner en profondeur leurs réponses.
TAFTA et CETA : « Orienter le commerce mondial vers davantage de qualité »
Même si le traité de libre-échange TAFTA n’aboutira certainement pas avec l’élection de Donald Trump, y êtes-vous personnellement favorable ? Que pensez-vous notamment des inquiétudes liées aux tribunaux arbitraux qui seraient chargés de départager les litiges entre Etats et multinationales ?
Ma collègue Cecilia Malmström (ndlr : commissaire chargée du Commerce) a pris l’initiative lorsqu’il y avait une opposition massive à l’ancien système, qui était fermé et non transparent. Les critiques ont été prises très au sérieux et avec un certain nombre d’Etats membres, un nouveau système a été mis au point, qui est un réel système judiciaire, transparent, avec des juges dédiés. Il permettra aux sociétés de voir leur affaire examinée s’ils estiment que quelque chose de spécifique va à l’encontre de leurs intérêts, mais pas si la législation environnementale ou le droit du travail changent. Je pense qu’un progrès très important a été fait.
Cet accord serait donc une bonne chose dans les relations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis ?
Tout dépend du contenu. Selon moi, l’accord avec le Canada est très bon. Car il prend en considération les standards européens, par exemple le respect des appellations d’origine géographique de nos produits, des droits de l’homme, du bien-être animal, etc. Cet accord est une sorte de modèle, car il établit une norme européenne dans les relations commerciales. En concluant d’autres accords de ce type, nous pourrons orienter le commerce mondial vers davantage de qualité.
Les pressions : « Je ne rencontre pas les lobbyistes »
Vous êtes vue comme l’Européenne la plus puissante avec Angela Merkel, faisant peur aux GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). Vous craignent-ils réellement et subissez-vous des pressions?
Cinq cents millions d’Européens ont placé dans mon bureau leur compétence en matière de concurrence. Alors quand on me demande si je subis des pressions, je vois 500 millions d’Européens à mes côtés.
Dès les tout premiers jours de la mandature, j’ai décidé que je ne rencontrerais pas vraiment les lobbyistes. Je suis en revanche ravie de rencontrer les PDG et conseillers des entreprises, car ils sont en responsabilité pour changer les choses. Ce qui n’est pas le cas des lobbyistes, qui sont juste à Bruxelles pour vous faire passer un message.
Mondialisation et populisme : « Il faut des réponses politiques »
Le populisme se développe en Europe et dans le monde, face aux effets néfastes de la mondialisation. Êtes-vous optimiste?
C’est une obligation d’être optimiste. Nous avons le pouvoir de trouver des solutions. La mondialisation fait partie de notre culture et c’est une bonne chose, mais les profits doivent être partagés et non captés par seulement quelques-uns. Cette distribution ne se fait pas naturellement, il faut donc des réponses politiques, notamment nationales.
Je viens d’un pays (NDLR : le Danemark) qui avait la plus petite économie ouverte. Au départ, la société y était aussi inégale qu’aux États-Unis. Mais aujourd’hui, c’est l’un des pays les plus égaux du monde. Les gens paient des impôts, ont l’éducation gratuite, une école de la seconde chance pour les adultes victimes des délocalisations, des retraites et des soins de santé pour tous… Je crois que cet exemple peut être source d’inspiration.
Cette redistribution n’a pas été effective ces dernières années, puisque les multinationales et les plus riches ne payaient pas les impôts qu’ils devaient…
C’est pourquoi je mets beaucoup d’efforts dans la coopération internationale, sur la question de la lutte anti-trust et des aides d’Etat. Nous devons nous assurer que l’application de la loi est aussi mondialisée que l’est le commerce. Si on laisse les entreprises agir comme bon leur semble, le législateur et ceux qui appliquent la loi deviennent impuissants.
L’Union européenne est une économie de marché qui est régulée. Que ce soit en matière d’environnement ou de sécurité des travailleurs, nous n’avons jamais accepté la loi de la jungle. C’est une très bonne chose pour trouver des réponses aux gens qui voient la mondialisation comme une menace.
Entretien réalisé à Bruxelles par Sylvain Amiotte
Repères
CV. Âgée de 48 ans et diplômée en économie, Margrethe Vestager est une femme politique danoise membre du Parti social-libéral (centre gauche), qu’elle a reconstruit et présidé de 2007 à 2011. Après une carrière au ministère des Finances, elle a été ministre de l’Éducation de 1998 à 2001, puis ministre de l’Économie et de l’Intérieur de 2011 à 2014. Fin 2014, elle est nommée à la Concurrence dans la Commission Juncker.
Charisme. Femme à poigne, négociatrice hors pair, Margrethe Vestager a inspiré le personnage principal de la série télévisée danoise Borgen, qui raconte le parcours d’une élue centriste devenant la première femme Premier ministre du royaume. À son courage politique s’ajoute un charisme indéniable : stature haute (1,85 m), élégance sobre, yeux bleus, cheveux courts poivre et sel, voix grave et précise.
Faits d’armes. Depuis deux ans, la Danoise ouvre des enquêtes tous azimuts contre les géants de l’économie mondiale. Elle a notamment lancé des procédures pour abus de position dominante contre Gazprom (entrave à l’approvisionnement du gaz en Europe de l’Est) et Google (pour son système Android et son comparateur de prix), ainsi que contre les sites de commerce électronique pratiquant le géoblocage au sein de l’UE.
Le cas Apple. La trop grande générosité des États de l’UE envers certaines entreprises est l’un de ses combats majeurs depuis deux ans. En août 2016, promue «star de Bruxelles», elle demande à Apple, au titre d’aides d’État contraires au droit européen de la concurrence, de rembourser à l’Irlande la somme de 13 milliards d’euros pour avoir bénéficié entre 1991 et 2007 de rescrits fiscaux lui permettant de payer moins de 1 % d’impôts sur ses bénéfices.
Aides d’État. Outre le «redressement» d’Apple, Margrethe Vestager a lancé des enquêtes contre les rescrits fiscaux accordés par les Pays-Bas à Starbucks, et par le Luxembourg à Fiat, Engie, McDonald’s et Amazon, ainsi que contre le régime belge sur les bénéfices excédentaires. Toujours au titre des aides d’État illégales, elle a épinglé EDF en France et plusieurs clubs de football en Espagne, cette fois pour des prêts trop avantageux.