NATIONS LEAGUE (BARRAGES) Face à la Géorgie, pour la première fois de son histoire, le Luxembourg pourrait avoir à disputer une séance de tirs au but, c’est-à-dire un moment potentiellement traumatisant. Et où le cerveau tient un rôle majeur. Rencontre avec le psychologue du sport et ancien joueur de basket du T71, Frank Muller.
Y a-t-il, à votre avis, beaucoup d’expériences plus potentiellement traumatisantes dans le monde du sport qu’une séance de tirs au but ?
Frank Muller : On ne va pas dire « traumatisante« , c’est trop négatif. Inversons la logique : tu peux aussi te dire que c’est une chance unique, un défi « cool« qui te pousse à te dire : « Je mérite d’être là, dans une telle situation« . Mais oui, je peux imaginer d’autres moments comme ça. Par exemple, un tie-break au tennis avec service à suivre contre toi pour le gain du match.
Qu’est-ce qui fait que cela fait si peur alors que tous les acteurs du foot sont unanimes sur la question : un tir au but bien tiré n’est pas arrêtable par un gardien.
C’est parce que les tireurs se focalisent trop sur les conséquences et pas assez sur le geste. Ils pensent à ce que les coéquipiers, le coach, les supporters… vont bien pouvoir penser ou dire en cas d’échec. Mais pour bien tirer un penalty, d’une telle manière qu’il est inarrêtable, il faut aussi accepter de prendre des risques. La question que doit se poser le joueur, c’est : est-ce que je veux prendre ce risque, ou au contraire en prendre moins. C’est ce qui arrive justement quand on pense trop aux conséquences : on prend moins de risques et le penalty devient arrêtable. Mais même si c’est le même but et le même ballon que d’habitude, on est d’accord sur un point : c’est plus facile à dire qu’à faire…
C’est un peu comme marcher sur une poutre à vingt centimètres du sol ou à deux cents mètres de hauteur : l’objet est le même, l’action identique, mais le contexte différent ?
C’est exactement ça. Et il faut savoir ignorer le contexte, être focalisé sur le reste.
Il semble y avoir une unanimité de points de vue entre Anthony Moris, gardien de la sélection, et son entraîneur Luc Holtz : une séance de tirs au but, cela ne s’entraîne pas…
Ah ce n’est pas juste psychologique, une séance! Il faut aussi des capacités footballistiques (il sourit) et j’imagine que la technique, ça, ça s’entraîne quotidiennement. Mais travailler la confiance à avoir dans ce genre de moments, cela s’acquière avec les expériences passées.
Un coach doit choisir des joueurs qui ne voient pas ce moment comme un danger
Justement, le Luxembourg n’y a jamais été confronté en tant qu’équipe. Peut-on, donc, revenir sur ce qui peut créer le stress ?
Aucun joueur n’en a une perception identique. Certains gèrent bien, d’autres moins. Cette perception est très individuelle et elle est bien évidemment due aux conséquences. Rater, c’est peut-être perdre une chance de se qualifier pour l’Euro et de créer une déception collective. Donc un coach aurait tout intérêt à choisir les garçons qui savent gérer leurs émotions, ceux qui ne voient pas ce moment comme un danger. Il est prépondérant qu’ils aient confiance en eux et qu’ils le montrent. Et pour le savoir et bien… il suffit de leur demander. On peut le voir à leur visage, à leur corps, mais la méthode la plus sûre, c’est encore de demander.
On parle souvent de la solitude du gardien de but dans cet exercice, mais il est celui qui a finalement le moins à perdre, non ?
Je n’ai jamais été gardien mais effectivement, je ne pense pas que cela soit la même pression. On réfléchit différemment : le joueur DOIT mettre son tir au but, le gardien PEUT l’arrêter. Il lui en suffit d’un pour devenir le héros et lui a cinq tentatives pour y arriver.
Pour bien tirer un penalty, il faut accepter de prendre des risques
Entre le tireur et le gardien, c’est une guerre psychologique ?
Pour le gardien, j’aurais tendance à penser que la technique est plus importante que le mental. Mais aussi que pour lui, ce n’est pas une mauvaise idée d’essayer de distraire le frappeur, que ce soit en parlant ou par des gestes.
Luc Holtz, dans sa conférence de presse de jeudi dernier, a renvoyé son groupe à ce match quasi parfait sur le fond contre la Slovaquie, en octobre dernier, mais qui s’est soldé par une défaite, 0-1. C’est un bon message ?
Oui! Psychologiquement, c’est une bonne référence puisque c’est aussi un match où il y a eu de la malchance. On a aussi le droit de se dire que si on ressort le même match, on a plus de chances de gagner la rencontre. Rejouer la Slovaquie, c’est un match qu’on gagnerait neuf fois sur dix. Le message est bon. Pas négatif.
Si le Luxembourg se qualifie pour l’Euro, il lui faudra un psychologue dans le staff ?
(Il rit) Non, je ne pense pas. Si aujourd’hui ils n’en ont pas un dans le staff, alors non. Un psy, ce n’est pas absolument nécessaire. S’ils se qualifient, alors c’est qu’ils auraient pris les bonnes décisions en amont. Alors pourquoi changer? C’est l’erreur que peuvent commettre certains coachs de penser qu’il faut changer quelque chose avant un grand évènement. Toujours rester dans les choses qui ont bien fonctionné! La psychologie, c’est un travail à long terme, pas un « one shot« .
«Là, on en voit qui font caca dans le pantalon»
Le gardien de but est le point de focale absolu d’une séance. Anthony Moris le sait et assume tout s’il fallait en disputer une jeudi contre la Géorgie, en «demi-finale» pour l’Euro.
Parler de tirs au but avec un gardien, c’est fascinant. On est loin de l’angoisse qu’il serait seul à vivre, dans son but. En écoutant Anthony Moris, on devine qu’une séance, c’est une construction bien en amont, même quand, comme lui, on jure que seul l’instinct peut faire le boulot. Le portier des Roud Léiwen, qui assume être un médiocre spécialiste de l’exercice, refuse de s’en remettre à des statistiques. Alors que, justement, il serait si facile de se cacher derrière une étude menée par son staff, qui lui fournirait des indications précises à assumer et qui limiteraient sa responsabilité en cas d’échec.
Est-ce qu’on peut parler de vous comme d’un semi-spécialiste des penalties ? Vous avez fait échec à Leão contre le Portugal avec la sélection et en avez paré… deux sur dix-sept lors de vos trois dernières saisons de Jupiler Pro League…
Anthony Moris : Je ne suis pas un spécialiste. Certains en arrêtent beaucoup plus que moi. Cette saison par exemple, je n’en ai pas arrêté. Les deux ou trois fois, je suis parti du bon côté mais ils étaient bien frappés et j’ai donc joué de malchance. Un penalty, si c’est bien frappé, c’est but. Et là, cette saison, à chaque fois, il me manquait dix centimètres.
Il y a quoi comme règles à maîtriser pour devenir un gardien qui compte, dans ce genre d’exercice ?
Ça ne s’apprend pas. Les entraîneurs de gardiens essaient bien de partager leurs petits trucs avec leurs portiers, mais ça ne va pas forcément faire de différence. Non, c’est une question de flair.
Mais avant tout, c’est une histoire de choix avant que le tireur ne s’élance ? Ou de réflexe(s) ?
Je choisis toujours mon côté. Et à chaque fois que j’ai changé d’avis pendant la course d’élan du frappeur, je me suis trompé. Toujours. Non, quand j’ai décidé, je pars à 150 % dans le coin que j’ai choisi. C’est ça la meilleure façon : suivre son idée.
En intégrant seulement votre ressenti ou également les informations que votre staff ne manquera(it) pas de vous fournir ?
Ah mais moi, je suis d’accord pour en discuter avec l’entraîneur, au besoin, et demander très concrètement : si on a une séance de tirs au but, que voulez-vous que je fasse? Parce que c’est LA question! Voulez-vous que je plonge là où les statistiques disent que je dois plonger ou plutôt que je suive mon instinct? Je veux savoir. Parce qu’après, sinon, c’est trop facile et on peut me dire « on t’avait donné des indications pour que tu plonges à droite et tu es allé à gauche. Tu aurais dû nous suivre!« Moi, qu’on me dise soit « Antho, suis les indications« ou « Antho, fais comme tu le sens« . Mettons-nous d’accord : je plonge comment? Parce que je veux bien suivre les statistiques si les gars en face tirent « toujours« à gauche. Mais il y a fatalement un jour où ils changeront pour tirer à droite. Cela, on peut essayer de le deviner, en suivant son regard, avec la position de son corps. En matière de tirs au but, je dirais qu’il n’y a pas de science exacte.
Voulez-vous que je plonge là où les statistiques disent que je dois plonger ou plutôt que je suive mon instinct?
Combien de séances avez-vous déjà disputées ?
De mémoire, une seule, en demi-finale de Coupe, la saison passée (NDLR : contre l’Antwerp, 4-3). Et là aussi, j’essayais d’être concentré malgré toutes les informations reçues en amont, avec les côtés préférentiels. J’ai plutôt essayé de jouer avec l’adversaire, de mener un combat mental, d’entrer dans la tête du gars. Il y a plein de méthodes.
Un exemple ?
« Dibu« Martinez qui est arrivé à la séance en finale de Coupe du monde avec le plein de confiance à la suite de son arrêt en toute fin de match (NDLR : un arrêt fantastique en tête-à-tête avec Randal Kolo Muani) contre la France, s’est amusé à jouer avec les nerfs des tireurs français. Il paraissait énorme dans le but. Son corps semblait avoir gonflé de partout. Il ne faisait plus 80 kilos mais 93! Ses épaules avaient épaissi. C’est ce qui est entré dans la tête des joueurs! En comparaison, on avait l’impression que Lloris était minuscule dans le but. C’est comme ça qu’on gagne une séance!
Et s’il fallait en disputer une, ce 21 mars, à Tbilissi ?
On n’y pense pas. Il ne vaut mieux pas. Jamais je ne me suis dit qu’on allait disputer des prolongations ou des tirs au but. On se concentre uniquement sur les 90 minutes. Parce qu’on a confiance en nos moyens.
Vous ne le faites pas à l’Union, avec qui vous disputez pourtant de plus en plus de matches à élimination directe?
Bien sûr qu’on le fait, mais c’est de la rigolade. Les gars tentent des trucs – genre des panenkas – qu’ils ne feraient jamais sur un match aussi important. Là, on en voit qui font caca dans le pantalon, qui craquent littéralement. L’année passée, en demi-finale de Coupe à Anvers, Adingra, qui vient de remporter la finale de la CAN avec la Côte d’Ivoire, avait raté et m’avait dit, après le match : « Jamais je n’aurais dû frapper, j’avais trop de pression« . Pour lui, je ne sais pas, mais moi, cette séance m’a en tout cas fait grandir.
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