Le cas Marius Kohl, l’ex-préposé en charge des tax rulings au sein du fisc luxembourgeois, a occupé une grande place dans les débats lors du premier jour du procès en appel des lanceurs d’alerte de l’affaire LuxLeaks, ce lundi à Luxembourg.
Les avocats de Raphaël Halet et d’Edouard Perrin l’avaient cité à comparaître comme témoin, mais comme en première instance, Marius Kohl a fourni à nouveau un certificat médical de trois semaines lui permettant de ne pas se présenter au tribunal.
Une absence inacceptable pour les avocats de Raphaël Halet et d’Edouard Perrin, tant Marius Kohl a joué un rôle-clé dans la délivrance des accords fiscaux (« tax rulings ») révélés dans l’affaire LuxLeaks. Et pour cause, c’est cet homme, à la retraite depuis octobre 2013, qui les a tous signés. Seul décisionnaire, et sur une base légale jugée plus que douteuse par la défense du lanceur d’alerte et du journaliste.
Lundi après-midi, dès l’ouverture du procès, les avocats ont ainsi déposé une requête auprès du président de la Cour d’appel, afin d’obtenir cette audition. « Le témoignage de M.Kohl est essentiel. Je ne peux pas plaider le fond de l’affaire tant que nous n’aurons pas fait le nécessaire pour l’entendre », a lancé Me Bernard Colin, ouvrant tambour battant ce second procès.
« Je viens plaider l’illégalité des rulings accordés par M.Kohl »
Selon l’avocat de Raphaël Halet, Marius Kohl « a créé la norme, seul, sur la base d’aucun texte », et « ses décisions sont donc illégales » dans « un État de droit ». Aux yeux de Me Colin, revenant sur les prix de transfert dérisoires contenus dans les rulings tamponnés par le fameux bureau 6 de l’Administration des contributions, rien dans la législation luxembourgeoise n’autorisait ce fonctionnaire à valider de tels avantages fiscaux aux multinationales.
« Je viens plaider l’illégalité des rescrits fiscaux accordés par M.Kohl pendant des décennies », a martelé l’avocat de Raphaël Halet, estimant que ce point est décisif pour faire pencher la balance des intérêts en faveur de son client et ainsi permettre l’application pleine et entière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) protégeant les lanceurs d’alerte.
Et de rappeler que dans la seule interview qu’il a accordée (au Wall Street Journal), Marius Kohl avait levé son doigt en l’air pour expliquer la façon dont il calculait et acceptait les montages fiscaux qui lui étaient présentés par les cabinets des Big Four pour le compte des multinationales. « Que l’on ne vienne pas me dire que son audition est inutile ! Sans lui, ce procès n’a aucun sens ! »
Me Bernard Colin explique l’importance de l’audition de Marius Kohl :
Certificat médical « de complaisance »
« On est clairement dans le certificat médical de complaisance », a encore lancé l’avocat de Raphaël Halet, demandant la désignation par la Cour d’un médecin expert, « pour vérifier que l’état de santé de M.Kohl ne lui permet vraiment pas de se déplacer ». Me Olivier Chappuis, avocat d’Edouard Perrin, a abondé dans ce sens : « Cette pseudo attestation médicale est un véritable bras d’honneur à votre Cour ! » Même s’il n’a pas fait la même requête que ses confrères, Me Philippe Penning, avocat d’Antoine Deltour, a appuyé : « On est dans un jeu de cache-cache avec la justice. »
L’accusation, elle, n’a pas estimé que l’audition de ce témoin était fondamentale : « La preuve du caractère litigieux de ses actes (ndlr : à Marius Kohl) est déjà connue », a déclaré l’avocat général, John Petry, s’opposant ainsi à la demande de la défense. Selon le ministère public, le fonctionnaire du fisc a certes pu se livrer à des pratiques abusives voire illégales, mais en gros on le sait déjà et ce n’est pas le sujet qu’ont voulu dénoncer les lanceurs d’alerte. En clair : l’intérêt général de la démarche des prévenus a déjà été reconnu, et il serait inutile de trop déborder sur les « dysfonctionnements » (sic) de l’administration luxembourgeoise.
Insister sur le zèle solitaire et aveugle de Marius Kohl serait finalement hors sujet… Et puis chercher à le faire témoigner « reviendrait à remettre le procès aux calendes grecques », a ajouté l’avocat général, en guise d’ultime argument plutôt étrange.
Me Colin n’a pas vraiment saisi la portée de ce demi-aveu alambiqué du parquet : « S’il est acquis qu’on ne parle plus seulement de faits moralement discutables, mais bien de faits illégaux, alors qu’on le dise clairement ! » La réponse devra attendre la suite du procès.
Après dix minutes de suspension d’audience, les trois juges ont pris leur décision : la requête sera jointe au fond du jugement. Leur décision sera rendue en même temps que le délibéré final. Donc Marius Kohl ne sera pas entendu devant la Cour d’appel. C’était bien tenté.
Sylvain Amiotte
Une simple amende pour Raphaël Halet ?
L’intérêt général de la démarche des lanceurs d’alerte semble acquis aux yeux de l’accusation. Mais selon une note de l’avocat général, John Petry, celui-ci devrait malgré tout requérir une amende à l’encontre de Raphaël Halet. L’ex-employé du cabinet PwC avait été condamné à 9 mois de prison avec sursis – et déjà une amende – en première instance. Pas de prison mais quand même une amende ? « C’est une application à la carte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », dénonce son avocat Me Bernard Colin, qui plaidera une nouvelle fois la relaxe « pure et simple ».
L’avocat de Raphaël Halet affirme que son client « souhaite donner du sens à cette affaire » et qu’il ira, s’il le faut, jusque devant la CEDH pour obtenir son acquittement. « On sent bien que la Cour ne veut aucun débat sur le fond, sur l’évasion fiscale, sur la fraude fiscale, mais qu’elle veut appliquer purement et simplement des critères de jurisprudence, qu’on va discuter, sans jamais revenir sur la gravité des faits révélés », déplore Me Bernard Colin, qui martèle sa ligne de défense : « l’illégalité » des tax rulings dénoncés par les lanceurs d’alerte.