Pour travailler au Luxembourg, mieux vaut parler français. Dans un marché de l’emploi hyper-segmenté, c’est la langue la plus prisée par les recruteurs, tous secteurs confondus.
Voilà plus de 20 ans que Fernand Fehlen et Isabelle Pigeron-Piroth épluchent les offres d’emploi publiées dans le Luxemburger Wort pour analyser l’évolution des compétences linguistiques exigées sur le marché du travail luxembourgeois. Soit 8 340 annonces parues depuis 1984 passées au crible!
Le volet 2019 de leur étude, qui vient d’être dévoilé, montre non seulement que les recruteurs privilégient toujours le français (76 % des offres le demandent) par rapport à l’allemand (68 %) ou au luxembourgeois (67 %), mais aussi que cette tendance s’est même amplifiée depuis 2014, où il n’était requis que dans 66 % des cas.
L’appétit des employeurs pour les candidats francophones s’explique notamment par le fait que le français est, depuis longtemps, la langue la plus parlée dans le cadre professionnel au Grand-Duché. Une particularité due à l’histoire récente du pays : «Le Luxembourg s’est développé économiquement ces dernières décennies avec l’arrivée de nombreux francophones natifs et aussi de travailleurs immigrés originaires de pays latins comme l’Italie ou le Portugal», rappelle le sociologue de l’université du Luxembourg.
Mais pas seulement. Les gouvernements successifs ont, eux aussi, largement contribué à la diffusion de la langue de Molière : «La politique linguistique implicite du Luxembourg a longtemps considéré le français comme la langue d’intégration, avant de favoriser le luxembourgeois au début des années 2000», poursuit-il.
Un «dénominateur commun»
Ces statistiques viennent corroborer une réalité vécue au quotidien par les habitants : en étant surreprésentés dans des secteurs fortement en contact avec la population comme le commerce, la santé ou l’Horeca, les francophones occupent une place importante dans l’espace public, «surtout dans la capitale, où le français semble devenir la langue de communication principale», notent les auteurs de l’étude.
Et plus globalement, «le français joue le rôle de dénominateur commun au travail, peu importe le secteur d’activité», analyse Fernand Fehlen. Une situation source de tension, selon lui, avec un écart qui ne cesse de se creuser entre la sphère politique et le monde économique, «l’une fonctionnant en luxembourgeois et l’autre en français».
Pour autant, ce monopole de la langue française n’est pas gravé dans le marbre. Jointe au téléphone, Isabelle Pigeron-Piroth tient à souligner la montée en puissance de l’anglais ces dernières années, boosté par la mondialisation, la place financière et les 11 000 collaborateurs des institutions européennes implantées au Kirchberg. «C’est un phénomène qui existe, mais qui échappe à notre étude, car ces secteurs disposent de leurs propres réseaux de recrutement», explique la chercheuse à l’université du Luxembourg, spécialiste des questions liées à l’emploi.
Une ascension qui apparaît dans les chiffres du Statec : en 2019, plus de la moitié (51 %) des résidents parlaient anglais au travail, essentiellement dans les secteurs de la finance et des assurances, alors qu’ils n’étaient que 28 % il y a dix ans. Dans le cadre professionnel, la langue de Shakespeare l’emporte donc sur le luxembourgeois, utilisé désormais par 48 % des résidents (contre 60 % en 2011).
«On ne voit ça qu’au Luxembourg»
Un multilinguisme qui n’est pas sans conséquence. Qu’elles soient réglementaires, comme dans le secteur public, ou dictées par les attentes des clients, comme dans le secteur commercial, les contraintes linguistiques segmentent le marché de l’emploi. «En fonction de la branche, de la région et même du milieu – urbain ou rural –, on a des mondes à part en ce qui concerne les langues au travail. On ne voit ça qu’au Luxembourg», commente Isabelle Pigeron-Piroth.
Ce qui complique considérablement la tâche des services de ressources humaines, qui ne parviennent pas toujours à trouver la perle rare. «La pénurie de candidats idéals dans certains secteurs pousse les employeurs à faire des concessions, poursuit Fernand Fehlen. Pour embaucher un médecin par exemple, les hôpitaux ne sont plus en mesure d’exiger la maîtrise du luxembourgeois.»
Un constat valable aussi pour les services de l’État : ce secteur jusqu’ici «protégé» de la concurrence de la main-d’œuvre étrangère est désormais contraint d’assouplir ses critères d’embauche. Sur les 2 000 personnes engagées en 2018 et 2019, 11 % ont été dispensées de l’obligation de maîtriser les trois langues administratives, des francophones majoritairement.
Il faut dire qu’avec 71 % de salariés de nationalité étrangère dans la population active, les profils trilingues se raréfient. Cela n’empêche pas qu’ils soient demandés dans la moitié des offres analysées, en particulier dans l’administration publique, l’enseignement, la santé, l’action sociale, l’énergie ou encore les services aux entreprises.
Enfin, l’étude constate que le luxembourgeois est de plus en plus demandé. À la fois plébiscitée par les recruteurs et portée par des mesures politiques comme le congé linguistique instauré en 2009, la langue nationale a pris de la valeur sur le marché de l’emploi. En 2019, 67 % des annonces demandaient le luxembourgeois, contre seulement 50 % en 2014, et il arrive en première position des langues «souhaitées».
Ce qui n’échappe pas aux candidats : «Ils ont pris conscience que la pratique du luxembourgeois pouvait faire la différence pour accéder à un poste. La demande pour apprendre la langue a explosé ces dernières années», note Isabelle Pigeron-Piroth. Une tendance appelée à perdurer selon les experts.
Christelle Brucker