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[Théâtre] Une vie en une seule phrase 


Ce que j'appelle oubli ne peut esquiver les débats politiques et sociaux, particulièrement dans un pays qui vient d’édicter une loi contre la mendicité. (Photos : bohumil kostohryz)

Sorti en 2011, Ce que j’appelle oubli, de Laurent Mauvignier, est un roman choc, dans le fond comme la forme, sur la mort d’un jeune marginal. Une tragédie moderne souvent reprise sur scène. Ce coup-ci, ce sont Sophie Langevin et Luc Schiltz qui s’y collent.

C’est un livre qui passerait facilement inaperçu. Une couverture blanche, de gros caractères, soixante pages, pas plus. Et pourtant, une fois lu, il ne vous lâche pas de sitôt. Il y a l’histoire, d’abord : celle, véridique, d’un jeune homme qui, pour avoir étanché sa soif avec une bière dans les allées d’une grande surface, le paiera de sa mort sous les coups de quatre vigiles.

Il y a le style, ensuite : une seule et longue phrase, interminable. Un récit raconté par une sorte de narrateur omniscient qui restitue les derniers moments de la victime et surtout, porte son regard au-delà de la scène du crime pour montrer la société barbare qui ignore et tue ceux qui vivent à la marge. Pourtant, aucun jugement n’est formulé, non. Ce que j’appelle oubli ne revendique rien, sauf peut-être cette nécessité à mieux connaître et comprendre l’autre, celui qui ne nous ressemble pas. Une dernière volonté avant un souffle ultime.

Sophie Langevin, qui a décidé d’en faire un monologue comme d’autres metteurs en scène avant elle (notamment un, datant de 2021, avec Denis Podalydès) se souvient de sa rencontre il y a plus de dix ans avec ce roman. «Un choc, un bouleversement», lâche-t-elle. Rangé «dans ses étagères», le livre s’impose à nouveau à elle des années plus tard, avec la même puissance et cette même dualité. D’un côté, ainsi, cette «sensation glaçante d’une brutalité en action».

Ce sont des mots qui consolent

Et de l’autre, paradoxal, le «sentiment qu’une main m’était tendue, comme une grande consolation fraternelle». Ce qu’elle résume assez joliment : «Ce sont des mots qui nous consolent.» Rapidement, elle glisse l’ouvrage à Luc Schiltz, qui le découvre sur le tard. Le comédien, habitué à se plonger physiquement dans les rôles et dans l’histoire, témoigne : «Plus que les thèmes ou le fait divers en question, j’en retiens une sorte de souffle qui vous emporte. Un tourbillon, un torrent, un long fleuve intranquille…»

À cela, Sophie Langevin ajoute d’autres qualificatifs : un «vertige», ou encore une «respiration suspendue», proche de «l’étouffement». Sous les coups, la douleur sur le ciment, la peur d’une mort qui arrive sans prévenir, les souvenirs qui vont et viennent, sans oublier les répétions stylistiques, Laurent Mauvignier, l’auteur, y glisse toutefois en creux, de manière quasi poétique, certaines réflexions sur l’état actuel du monde, toujours plus en proie au repli et au mépris.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la metteuse en scène emprunte, pour le dossier accompagnant la pièce, des formules à Hannah Arendt et à Pankaj Mishra, qui parlent chacun du «terrible accroissement de la haine mutuelle» ou «la guerre de tous contre tous». «Oui, c’est un miroir tendu à la société», soutient-elle. Pour elle, pas de doute, «il y a urgence à s’occuper du monde des humains et à ce qui nous relie», afin de ne pas sombrer «dans l’incapacité à regarder l’autre et à l’accueillir».

La banalité du Mal

Comme elle le raconte à propos, elle en a fait elle-même l’expérience un soir où, dans le «petit hall» de son immeuble, elle a découvert une femme qui «dormait dans un sac de couchage, à même le sol», sous les boîtes à lettres. Elle poursuit : «Je n’ai pas pu l’ignorer et je l’ai invitée à venir au chaud, à se laver, à manger…» Plus tard, elle retombera sur elle. «J’ai réalisé en la voyant à nouveau que j’avais eu envie de l’oublier. C’est horrible, non? J’ai alors eu envie de pleurer.»

De cette confrontation, elle trouve une consolation et un écho sensible dans le roman Mauvignier. «C’est un chant, puissant, pour toutes celles et ceux qu’on délaisse, et contre ce monde qui donne à la pauvreté la couleur du rejet.» Un texte qui, loin du manifeste, questionne tous azimuts : quel est le prix d’une vie? Cela vaut-il vraiment d’exister sans liberté de choix? Quels sont les visages actuels du Mal ?

Concrètement, en répétition au Cape (où est présentée la pièce à partir de ce soir), le duo est confronté à différentes complications. En premier lieu, le ton pour Luc Schiltz. «Après la première lecture, j’avais en moi un sentiment de rage et de révolte, explique-t-il. Sophie m’a alors convaincu que cette colère devait s’exprimer de façon la plus douce possible. Comme une pudeur. Ce qui est assez déstabilisant.» Car pour la metteuse en scène, cette absence de jugement, cette «distance» même, imposée par le roman, est utile pour que «la tragédie puisse résonner, et toutes les contradictions s’y déployer».

Ensuite, il y a ce flot de mots à dompter, auquel il faut donner «une voix» à travers un monologue qui n’est jamais un exercice «qui va de soi», rappelle au passage le comédien. D’ailleurs, la veille de la première, le duo était toujours en train de manier le texte, apparemment aussi insaisissable qu’un poisson hors de l’eau. «C’est un objet vivant, flottant, vertigineux!», prolonge-t-il.

Un «dialogue» en musique

Dans un décor «minimaliste», fait de rideaux en bandes plastiques suffisamment «concrets» pour s’y retrouver, Luc Schiltz ne sera toutefois pas seul. À ses côtés, le multi-instrumentiste Jorge De Mourra assurera le contre-point, avec son saxophone aux sonorités proches de la suffocation ou ses percussions brisant l’apparente tranquillité du discours, calme précédant la tempête. Sophie Langevin : «C’est un échange, un dialogue. Une musique qui s’entrelace avec une autre.»

Cette dernière, toujours tentée par des expériences nouvelles et d’autres formes théâtrales (qu’elle expérimente au sein de sa compagnie JUNCTiO, véritable laboratoire pluridisciplinaire et ici producteur), imagine déjà la pièce se transmuter et, dans son plus simple appareil, aller à la rencontre d’autres populations, «dans des bistrots», voire des centres d’aide au Luxembourg, justement là où les marginaux cherchent une main tendue, et à exister.

C’est un tourbillon, un torrent, un long fleuve intranquille…

Car c’est évident, Ce que j’appelle oubli ne peut esquiver les débats politiques et sociaux, particulièrement dans un pays qui vient d’édicter une loi contre la mendicité. «Ce texte résonne très fortement avec ça, intervient Luc Schiltz. On veut rendre tous ces gens de la rue invisibles, les chasser je ne sais où!» Sophie Langevin enchaîne : «Une telle décision interroge la vision de nos dirigeants. Pour eux, la vie de ceux qui ne sont pas dans la norme a moins de valeur que celle d’autres. C’est horrible!»

Plutôt que de détourner le regard, la metteuse en scène préfère garder les deux yeux grands ouverts et s’interroger sur «comment on accepte l’autre dans sa différence, et jusqu’à quel point». En cas de doute, elle pourra toujours replonger dans l’ouvrage, «hautement frontal». Ne serait-ce, simplement, que pour ne pas oublier.

La pièce

Un homme entre dans un supermarché et, au rayon des boissons, ouvre une canette de bière et la boit. Quatre vigiles surgissent, l’encerclent puis l’emmènent dans la réserve. Là, au milieu des boîtes de conserves, ils vont le battre à coups de poings, il ne se relèvera pas. Un narrateur, qui pourrait être un proche de la victime, s’empare de cette histoire (librement inspirée d’un fait divers survenu à Lyon en 2009) et va tenter, par les mots, de faire revivre l’homme disparu, offrant alors une réflexion profonde sur les mécanismes de cette tragédie.

Ce que j’appelle oubli. Ce vendredi soir et samedi à 20 h. CAPe – Ettelbruck. La pièce sera aussi visible au Fundamental Monodrama  Festival (Banannefabrik, le 8 juin) ainsi qu’au Kinneksbond (Mamer, les 22 et 23 octobre).

 

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