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[Théâtre] Trahisons : l’amour à rebours


La critique de la pièce de théâtre est à retrouver ici.

Adapter une pièce d’Harold Pinter (1930-2008) n’est jamais chose aisée. Au Luxembourg, certains metteurs en scène s’y sont toutefois attelés, notamment en allemand ou en anglais. Mais peu en français, en dehors de cas rares (comme au Centaure, déjà avec Trahisons, il y a vingt ans). L’exercice est en effet délicat. La langue de Molière est bavarde, volubile, loin de ce qu’exige l’écriture du dramaturge anglais, prix Nobel de littérature en 2005 et l’un des plus grands auteurs de théâtre du XXe siècle. Elle impose en effet une distance, une froideur même, avec ses moments de respiration et sa rythmique bien à elle, taillée au scalpel. Avec elle, les silences ont autant de poids que les mots, voire plus. C’est là, dans les moindres interstices, que tout se joue, tout se dit, tout se vit. Et au moindre faux pas dans l’interprétation, on bascule vite dans la comédie de mœurs. Ce qui n’est pas le but. C’est même tout le contraire.

Après s’être plusieurs fois attaquée à l’un de ses héritiers, Martin Crimp, Véronique Fauconnet, la directrice du TOL, s’est enfin sentie prête à affronter cette référence et cette «merveille» de pièce qu’est Trahisons (créée en 1978). Pourtant, son point de départ n’a rien d’étonnant. On est même dans une formule archiconnue, pour ne pas dire usée : le vaudeville avec son fameux triangle amoureux (le mari, la femme et l’amant). Au milieu, évidemment, l’adultère, source intarissable de jalousie, de coups bas et de non-dits. Sur scène, donc, un trio : Emma (jouée par Pauline Collet), galeriste d’art à Londres, est mariée à Robert (Steeve Brudey Nelson), éditeur et meilleur ami de Jerry (Jean-Thomas Bouillaguet), agent littéraire. Mais leur amitié de longue date et leur passion pour le squash ne sont pas les seuls points communs des deux hommes : Jerry a aussi été l’amant d’Emma pendant sept ans…

Mais c’est là qu’Harold Pinter est malin. Plutôt que de suivre une avancée chronologique, avec sa promesse d’explications, de cris et de larmes, le dramaturge prend l’amour à revers. Il débute ainsi par la fin, un jour de printemps 1979, quand Emma et Jerry se revoient, deux ans après leur rupture. Neuf tableaux plus tard, on aura remonté complètement le fil de leur histoire, jusqu’au début de leur relation en 1968. Dans cette traversée à reculons, aucun couple n’est épargné : mari-femme, amant-maîtresse, amis. Et il est bien difficile de dire celui qui s’en sort le mieux. Le dramaturge, fin observateur de la condition humaine, ne tranche pas. Ce qu’il aime justement, ce sont toutes les contradictions, les fêlures et les secrets qui agitent ces passions dérisoires. Comment on ment, on esquive, on louvoie, on se persuade, on s’enlise… Avec, derrière les bavardages, tout l’attirail de circonstance : soupçons, suspicions, secrets et jeux de pouvoir.

Oh, l’amour trouve toujours un moyen!

D’abord, avec Trahisons, le TOL confirme son appétence pour la débrouille. Pour que le public ne se perde pas dans le déroulé de l’histoire, il met à sa disposition une petite réglette temporelle. Et pour jouer les différentes scènes (qui se passent initialement dans sept endroits distincts), il s’appuie sur un système de stores qui, au besoin et au gré des ambiances, se lèvent, se baissent et s’ouvrent, découpant le plateau géométriquement. Quand ils ne sont pas à la manœuvre dans l’ombre (système D oblige!), les comédiens se croisent, se jettent des regards fuyants et se balancent des réponses évasives. Une véritable partie d’échecs, ou mieux, un ping-pong verbal, qui se fait le plus souvent à deux qu’à trois. Mais «l’autre» n’est jamais vraiment loin, habitant l’espace par son absence, avec toute la tension et la menace palpables que cela implique.

Au cœur de cette dissection sentimentale, le public, au courant de l’issue, devient alors le témoin des liens et des luttes qui unissent et défont ces couples. Jean-Thomas Bouillaguet, le plus lâche des trois (le plus salaud, diront certaines personnes de l’assistance), forme un duo contrasté avec le calculateur Steeve Brudey Nelson, au sang froid. Entre les deux, Pauline Collet, certes pas innocente, est celle qui fait le plus preuve de courage et de caractère. Elle le mérite, surtout à une époque (les années 1970) où l’on picole sévère dès l’heure de midi, et où il arrive qu’une femme se fasse battre juste en raison d’une «vieille démangeaison». Celles présentes dans le public, rose à la main en cette veille de la Journée internationale des droits des femmes, en restent le souffle coupé. Comme tout le monde d’ailleurs, étonné qu’une apparente comédie de boulevard, il est vrai retournée comme un gant, puisse avoir autant de choses intéressantes à dire. Ou plutôt à suggérer.

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