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[Théâtre] La Poupée barbue : une affaire de famille


Pour sa première mise en scène, Anne Brionne a choisi de faire jouer… sa propre fille, Juliette Moro, qui avec La Poupée barbue découvre les affres de l’exercice en solo. Une affaire de famille où il est question d’héritage, de résilience et d’amour.

Il aurait fallu être une petite souris pour les voir toutes les deux en coulisses, avant et après la première de la pièce, début juin, pour le compte du Fundamental Monodrama Festival. «C’était un double plongeon dans le vide!», sourit aujourd’hui Anne Brionne qui, il y a quelques jours seulement, n’en menait pas large pour sa première mise en scène.

«J’étais ailleurs», confie-t-elle, le regard encore dans le vide. Elle en garde des souvenirs succincts : la fierté, bien sûr, de voir sa fille monter sur scène «comme une grande», et les «larmes», à gros bouillon, à la fin de la représentation. Trop de tension et d’émotions que Juliette Moro, elle, évacue en une seule formule : «C’était le plus beau week-end de toute ma vie!».

Tout n’a pourtant pas été rose entre les deux, depuis la première lecture de La Poupée barbue, à l’été 2022, jusqu’à la scène de la Banannefabrik et, actuellement, le travail en sous-sol dans la cave du Centaure transformée en grand débarras. Une affaire de famille, comme tant d’autres, avec ses hauts et ses bas, bien que toutes les deux ne crient pas leur filiation sur tous les toits.

«On se garde bien d’en faire la publicité!», glisse Anne Brionne, 52 ans, cachée derrière son nom de jeune fille. Un sens de la discrétion d’ailleurs partagé quand elles se retrouvent sur la même affiche, comme ce fut le cas en février dernier pour l’Antigone d’Antoine de Saint Phalle.

Engueulades et répétitions agitées

Bien qu’inexpérimentée et consciente que le rapport mère-fille peut être «explosif», la metteur en scène a fait un choix de cœur : offrir une nouvelle expérience (et une première en solo) à sa progéniture, alors dans le flou de ses études à Bruxelles. «De toute façon, je me voyais mal diriger cinq comédiens!», lâche-t-elle. Elle a donc privilégié l’intime, quitte à rendre la situation plus «complexe». «J’étais moins à l’aise que si c’était quelqu’un d’autre en face de moi. Je marchais sur des œufs», dans une chorégraphie qui consistait, selon elle, à faire «dix pas en avant pour cinq en arrière».

De la distance et de la pédagogie (elle enseigne la diction au Conservatoire de Luxembourg), voilà ce qui était nécessaire pour, d’abord, voir sa fille comme «une actrice professionnelle» (ce qu’elle est ou est en train de devenir) et, ensuite, pour tempérer les mésententes. Juliette Moro, âgée de 21 ans, se remémore ainsi, un peu embarrassée, ces engueulades, au point d’avoir dû arrêter certaines répétitions et trouver de l’aide auprès d’amis étudiants médiateurs. «Le pire, c’est que ça venait de moi, reconnaît-elle. Je me braquais alors qu’elle était toujours dans la bienveillance. J’aurais pu tout faire capoter, alors qu’elle a bossé à fond dessus.»

Nouvelle fournée à l’automne 2024

Sa solution? «Oublier la relation mère-fille et revenir à celle entre la metteur en scène et sa comédienne.» Même si certains héritages, dit-elle, viennent régulièrement rappeler l’ADN commun : «Quand je joue, j’ai l’impression, par mes mimiques, de la voir!» (elle rit). Pour le coup, elle s’est sûrement demandé si sa mère a elle aussi connu pareil coup de chaud, quelques secondes avant de monter sur scène pour jouer La Poupée barbue : «Quand les gens sont arrivés dans la salle, mon corps s’est figé. J’étais déshydratée, j’ai cru mourir… M’imaginer seule durant une heure devant le public, c’était une sensation horrible. Mais à ce moment-là, on ne peut plus faire machine arrière».

Ce soir, pour une seconde représentation (avant deux autres dans la foulée et une nouvelle fournée à l’automne 2024), l’appréhension sera sûrement moins étouffante. Surtout que le sujet permet, au besoin, de relativiser : le sort et la résilience des enfants en temps de guerre. Juliette Moro incarne ainsi Bénédicta, victime collatérale d’un conflit armé. À Boy Killer, enfant-soldat qui l’a sauvée d’une mort certaine et qui semble assoupi à ses côtés, elle raconte dans un flot continu ses peurs, sa colère, son enrôlement «militaire», le viol collectif qu’elle a subi par l’ethnie ennemie, et l’objet jouet sexuel qu’elle est devenue pour les chefs de «son» groupe rebelle.

De l’Afrique à l’Ukraine

L’auteur, le Camerounais Edouard Elvis Bvouma, imaginait sa pièce se dérouler dans un pays inconnu. Mais bien involontairement, les références à l’Afrique ne passent pas inaperçues : les expressions idiomatiques («Il est pas mort vrai-vrai», «on était collés chewing-gum»…), le passé sensible renvoyant à l’imagerie collective du conflit fratricide entre Hutu et Tutsi, l’embrigadement des enfants-guerriers, les machettes à la ceinture, les sorciers, les clans… Si Anne Brionne a conservé cette langue faussement naïve et ce «monologue qui n’en est pas un», elle a replacé l’histoire, en accord avec son créateur, en Europe. Question de proximité et d’option narrative. «Je voulais moins parler du sort des enfants-soldats que de celui des enfants dans la guerre.»

Dans l’école de ses plus jeunes enfants, les Ukrainiens, ces derniers mois, complètent les bancs. «Je me demande souvent comment ils vont faire pour se reconstruire et s’ils retrouveront leur pays comme ils l’ont connu. Ont-ils perdu leurs parents? Ont-ils perdu leur maison? Et pardonneront-ils un jour?» Dans ses recherches pour la mise en scène, elle est également tombée sur ces nombreux témoignages où le corps de la femme est un «champ de bataille», et le sexe «une arme de guerre» utilisée par les Russes. Mais cette pièce qui raconte, selon Juliette Moro, «le passage forcé d’une fille dans le monde adulte» n’est pas plombante grâce son style inventif et à sa «drôlerie».

Mieux, elle se clôt même sur une question pleine d’espoir : «Maintenant qu’on est seuls au monde, on fait quoi?», lance ainsi Bénédicta à qui veut bien l’entendre. «Oui, il y a toujours quelque chose après», conclut Anne Brionne, positive. Pour sa fille et elle également : elles se retrouveront en effet ensemble «pour un Molière» en 2024, une nouvelle fois au Centaure et sous la baguette de Myriam Muller. «Maintenant, on ne se quitte plus!»

La pièce

Elle tombe, elle se révolte, elle se bat, s’enfuit et court pour retrouver celui qui l’a sauvée et la sauvera peut-être encore… Tel est le parcours de Bénédicta, jeune adolescente prise dans la tourmente d’un conflit armé. Victime des pires sévices, elle livre sa colère, ses angoisses et ses doutes quant à sa reconstruction et la reconstruction de son pays. Pourra-t-elle pardonner et retrouver confiance en l’avenir?

Centaure – Luxembourg. Ce soir et vendredi à 20 h. Demain à 18 h 30.

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