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[Théâtre] «Bukowski n’a pas besoin de moi pour se défendre!»


Avec Un homme, Gaël Leveugle reconfigure le présent d’une courte scène en le déconstruisant «à travers une multitude d’éclats narratifs».

Le metteur en scène nancéien Gaël Leveugle relit et réécrit Bukowski dans Un homme, courte nouvelle de 1973 adaptée sous la bannière d’un théâtre d’expérience.

Quand je suis avec des ratés, je me sens bien, étant moi-même un raté», écrivait Charles Bukowski dans le recueil de nouvelles Au sud de nulle part, publié en 1973. Dans l’imaginaire de ce pilier de la littérature underground américaine, ivrogne et coureur de jupons, la caravane (le «trailer») est un lieu ordinaire, où l’on vit avec un minimum d’hygiène et un maximum d’alcool.

Ce décor de prédilection de l’Amérique «white trash», c’est celui d’Un homme, courte nouvelle publiée dans Au sud de nulle part, dans laquelle Constance, une femme mariée, rejoint son amant, George. Avec 600 dollars, une bouteille de whisky et la nouvelle qu’elle a enfin quitté son mari pour être avec George, un «vrai homme» – qui, par ailleurs, semble être plus intéressé par les jambes de Constance que par son amour. Un décor unique, une histoire simple et deux personnages qui sont, pour Gaël Leveugle, une ouverture sur de plus grands horizons.

Ce qui m’intéresse chez (Bukowski), c’est son rapport au monde

En créant, en 2018, une version pour la scène d’Un homme, qui sera jouée vendredi et samedi sur la scène de l’Ariston, le metteur en scène basé à Nancy «regarde plutôt la poésie de Bukowski». «Ce qui m’intéresse chez lui, c’est son rapport au monde», celui d’un homme à l’existence cabossée, «qui fait de la littérature avec ceux qu’il trouve à côté de lui et qui met les grandes affaires à hauteur des petites gens». Pour celui que Gaël Leveugle surnomme «Buko» – et dont l’œuvre, dit-il, l’accompagne depuis l’adolescence –, le style d’un écrivain reflète sa vie; lui qui a eu une existence à la dure est connu pour son écriture directe, «cash et à l’os», résume le metteur en scène.

«Bukowski est tragique en cela qu’il envisage la littérature comme quelque chose qui se dresse contre le courant des choses. C’est le sens antique, celui d’un monde injuste dans lequel il n’y a pas de justice égalisatrice et rien à attendre des dieux, qui sont capricieux.» L’auteur aux thèmes et aux récits malsains serait donc celui qui, le mieux, porte l’étendard d’une révolte saine, pleine d’espoir… mais perdue d’avance.

«Cette nouvelle parle d’amour, de désir et de retrouvailles, mais tout cela ne marche pas», poursuit-il. Bukowski refuse «cette acception capitaliste – donc violente – de la société qui dit que quand on veut, on peut». Dans sa pièce, «qui ne raconte pas l’histoire de façon linéaire», mais qui, au contraire, la déconstruit «à travers une multitude d’éclats narratifs», Gaël Leveugle entend se débarrasser du texte pour créer son propre texte, à l’aide de la mise en scène et de tout ce qui relève de l’expérience théâtrale : ici, la répétition du moment, la présence sur scène d’un musicien live ou encore la voix de Bukowski lui-même, lisant l’un de ses poèmes. «Bukowski n’a pas besoin de moi pour se défendre, lance le metteur en scène. Le texte original est pour moi un « pré-texte ». C’est à partir de là qu’on se met à travailler sur la façon dont Bukowski résonne chez nous, et qui aboutit à cette expérience sensible.»

«Dans un atelier de théâtre que je donnais à des gamins de cités défavorisées et qui n’étaient jamais allés au théâtre, un jeune remarquait que même si ce que l’on regarde est le produit d’une fabrication, d’une mise en scène, ce que l’on ressent, à l’inverse, est vrai», se souvient celui qui refuse catégoriquement de se mettre «dans la peau du metteur en scène comme passeur».

Entre les mains de Gaël Leveugle, la nouvelle de Bukowski a été traduite, adaptée, mise en scène et scénographiée. C’est un nouveau regard sur le texte d’origine et une interprétation toute personnelle que fait le metteur en scène avec sa compagnie, Ultima Necat, mais qui, à travers la diffraction du présent, «laisse au spectateur la plus grande place possible». «On propose des expériences et c’est à chacun d’y entrer comme il le souhaite ou comme il le peut, avec son propre imaginaire et ses propres filtres.» D’où sa métaphore du bouchon de carafe que l’on fait tourner dans ses doigts : «on regarde un seul objet, mais on en perçoit une infinité d’éclats».

Gaël Leveugle a un credo, celui d’un théâtre comme expérience sensible et poétique, et qui permet de rebattre les cartes du réel. Il s’amuse à prendre à revers l’idée générale que le théâtre est le miroir du monde en proclamant que «le monde est le miroir du théâtre», tant la société contemporaine nous inculque des schémas – exemple : «quand on veut, on peut» – comme autant de textes à apprendre, puis à recracher par cœur, et gare à ceux qui jouent mal.

«Quand le cinéma américain a commencé à représenter le baiser en filmant deux bouches sur une musique mélodramatique, avec cette tension qui grandit au fur et à mesure que les bouches se rapprochent, je suis persuadé que, tout autour du monde, ça a changé notre façon de nous embrasser», médite-t-il. À lui, donc, de reconfigurer l’expérience en lui faisant prendre le chemin inverse. Et ce, grâce à un «minimalisme dramatique» qui coupe avec les multiples procédés présents sur scène. «On dépouille l’élément dramatique que l’on réexplore de différentes façons, de sorte que, quand on en vient à jouer réellement l’action, notre regard a été chauffé et le moindre petit détail se met à vivre», explique-t-il.

On s’arrête vite à l’image des paumés, sans forcément voir qu’ils luttent pour une forme de liberté

Dans Un homme, les baisers ne sont pas hollywoodiens et la violence physique existe. «Le machisme, ça a à voir avec Bukowski et son époque, tranche Gaël Leveugle, mais heureusement, la donne a un peu changé aujourd’hui.» Comprendre alors que tout, ici, tourne autour d’un jeu de l’amour que les personnages – la femme en particulier – ne sont pas obligés d’accepter. Et qui, pour le metteur en scène, continuera à produire ses amoureux et ses cœurs brisés bien longtemps après la fin de la nouvelle et de la pièce : «Les personnages de Bukowski sont des marginaux et, quand on a une vie heurtée, on tombe amoureux mille fois et on est déçu mille fois. On s’arrête vite à l’image des paumés, sans forcément voir qu’ils luttent pour une forme de liberté, cette instance tragique qui n’existe pas.» Aucune surprise, alors, si Gaël Leveugle part de Bukowski pour arriver à Lacan. «Le réel, c’est quand on se cogne» : voilà justement sa définition de l’expérience du théâtre.

L’histoire

Constance se pointe chez son ancien amant George, dans sa caravane, avec une bouteille de whisky. Elle vient de quitter Walter, son mari. Les deux voient monter leur désir de se retrouver, mais dans le monde tel que le déplie Bukowski, ce n’est pas aussi simple que ça. Ce n’est pas parce qu’on veut qu’on peut. Dans un décor de cinéma avec projecteur apparent, musicien en live et surprises permanentes, Gaël Leveugle met en scène une nouvelle cinglante et trash de Charles Bukowski à travers une même scène répétée, multipliée, qui met en lumière la solitude extrême de ses personnages transposant leurs désirs l’un sur l’autre, jusqu’à se perdre. Anecdotes sulfureuses, corps abîmés et existences sans éclat : Un homme ressuscite la contre-culture américaine des fifties et révèle toute la beauté et la laideur de marginaux en proie à un désir impossible. Une histoire sans issue, qui ne nous quitte pas tant elle nous met à nu.

Ariston – Esch-sur-Alzette.
Vendredi et samedi, à 20 h.

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