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[Série] « Tiger King », le kitsch et l’indignité élevés au rang d’art


Ce qu'aime Joe Exotic dans la vie ? Les hommes, les armes, la musique country... et, bien entendu, les tigres. (photo DR)

Dans la grande famille du «true crime», genre documentaire désormais en vogue dans lequel on retrace la réalité d’affaires criminelles, c’est le cinéma et la télévision qui ont révélé quelques-unes des enquêtes les plus fascinantes. Critique de Tiger King d’Eric Goode et Rebecca Chaiklin disponible sur Netflix.

Après The Jinx (Andrew Jarecki, 2015), Grégory (Gilles Marchand, 2019), Don’t F**k with Cats (Mark Lewis, 2019), O. J. : Made in America (Ezra Edelman, 2016) et les plus méconnus mais tout aussi grandioses Dear Zachary (Kurt Kuenne, 2008), Mommy Dead and Dearest (Erin Lee Carr, 2017) et Tickled (David Farrier et Dylan Reeve, 2016), on se demande même s’il faut continuer de se tourner vers les films d’horreur pour partir, dans les nuits noires et solitaires de notre confinement, à la recherche du grand frisson.

HBO, qui a produit le mètre-étalon toujours inégalé du genre, The Jinx, et Netflix, qui a porté des miniséries documentaires criminelles au rang des indispensables de son catalogue (Making a Murderer, Wormwood, Amanda Knox, Wild Wild Country…), ont su se démarquer du simple récit de fait divers type Jacques Pradel, 60 % racoleur, 40 % sordide, en proposant de véritables démonstrations de styles narratifs et esthétiques et en ayant un accès impressionnant aux acteurs des affaires qui sont racontées (un aspect qui doit aussi beaucoup au facteur chance).

Et le «true crime», qui possède désormais ses codes et ses points de référence, voit débarquer, avec Tiger King, un objet inclassable. À l’origine, le duo de réalisateurs, Eric Goode et Rebecca Chaiklin, enquêtait sur un trafiquant de serpents et d’animaux sauvages basé en Floride, mais s’est vite détourné de son sujet après avoir découvert l’ampleur de l’élevage de tigres et autres fauves aux États-Unis. On imagine que leur rencontre avec Joe Exotic, le personnage principal de la série, a dû les encourager à prendre une nouvelle direction : difficile en effet de faire plus charismatique que ce personnage tout sauf ordinaire, affublé de chemises à strass portées fièrement sous des vestes à franges, d’anneaux et de tatouages qui décorent une surface considérable de son corps, et avec un mulet blond décoloré comme premier signe distinctif. Ce qu’il aime dans la vie ? Les hommes, les armes, la musique country… et, bien entendu, les tigres.

Depuis 2014 et jusqu’au début de cette année, les réalisateurs ont donc suivi Joe Exotic, propriétaire d’un parc animalier où il exhibe notamment ses tigres, dans son travail, et dans la guerre qu’il se livre avec Carole Baskin, propriétaire d’un refuge pour animaux dédié à ces gros matous. Baskin accuse Joe Exotic et d’autres, depuis de nombreuses années, de maltraitance animale, ce à quoi son ennemi répond par de multiples provocations où toute notion d’éthique et de morale est inexistante, testant, dans un mélange de colère et d’amusement, les limites de la liberté d’expression.

Un sommet de divertissement

Il y a énormément de rebondissements dans l’enquête menée par les deux documentaristes, mais il y a surtout toute une galerie de personnages improbables que l’on ne cesse de découvrir et de redécouvrir dans des éclats de rire qu’il est impossible d’étouffer. De «Doc» Antle, propriétaire de zoo, gourou, mentor de Joe Exotic et dresseur d’animaux sur des films hollywoodiens, au businessman véreux Jeff Lowe, en passant par les différents maris de Joe, tous addicts à la métamphétamine, ou encore ce baron de la drogue de Miami qui, selon ses dires, aurait inspiré à Brian De Palma son personnage légendaire de Tony Montana qu’Al Pacino incarne dans Scarface, on est projeté sans mise en garde dans le portrait d’une autre Amérique. Celle, complètement folle, de ces «rednecks» qui élèvent le kitsch et l’indignité au rang d’art, et qui n’hésitent pas à en faire un argument politique. Avec, au centre, deux protagonistes peut-être trop «vrais» pour être honnêtes.

De la même manière que, lors des visites qu’il effectue dans son zoo, Joe Exotic trouve tous les prétextes pour se mettre en scène, si ce sont les fauves qui sont au cœur de cette enquête, il ne faut pas longtemps à leur propriétaire pour leur voler la vedette. Réalisé, on n’en doute pas, avec sérieux, on rit pourtant tellement devant Tiger King que l’on finit par questionner la véracité de certains éléments avant, vite, de s’en contrefoutre tant le spectacle qui se déroule devant nos yeux est un sommet de divertissement.

Avec quelques moments chocs, le documentaire fait honneur aux règles du «true crime» dans le seul but que son protagoniste les déconstruise, en particulier à travers son amour de la musique country – il chante son amour des fauves et se met en scène dans des clips délicieusement ringards qu’il poste sur YouTube. Et la séquence de l’enterrement qui fait directement suite à un moment qui coupe littéralement le souffle n’aurait même jamais été imaginée par les Monty Python : Joe Exotic, après avoir récité son éloge funèbre dans lequel il s’épanche avec détail sur les parties génitales du défunt, fait taper tout le monde dans ses mains tandis qu’il entonne son dernier single. Ce seul moment définit parfaitement Tiger King, et jamais le dicton «il faut le voir pour le croire» n’aura été aussi bien approprié.

Valentin Maniglia

 

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