Lundi, l’annonce d’un confinement partiel tant redouté s’est confirmée au cœur d’un secteur qui, malgré les rigoureuses précautions prises face à la pandémie, se sent «oublié». Tour d’horizon d’un milieu peiné, toujours en manque de perspectives.
Le week-end dernier au Luxembourg, l’atmosphère était étrange, au point d’engendrer d’étonnantes situations. Le centre-ville de la capitale voyait ses rues bondées, les fêtes de Noël, même tronquées, approchant. Du côté de la frontière, l’autoroute connaissait le même sort, mais en raison, elle, d’un imposant contrôle routier invitant les frontaliers à montrer patte blanche ou à faire demi-tour. Au milieu de cette situation ubuesque, propre à ce virus têtu, certains centres culturels poursuivaient leur programmation, déjà rabotée depuis plusieurs mois, suivant leur cours chaotique dans des normes de sécurité drastiques.
Parmi eux, la Kulturfabrik lançait samedi une nouvelle initiative avec la radio 100,7, dans une salle réduite à une quarantaine de personnes, assises et masquées. Les bruits de couloir étaient nombreux et l’inquiétude palpable, minant les visages. Une seule question agitait la grisaille : «Va-t-on encore fermer ou pas?». À Neimënster, dimanche, le concert de clôture de la Luxembourg Composition Academy avait, de son côté, des airs d’adieux en fanfare, un peu comme les violonistes du Titanic jouant jusqu’à boire la tasse. «C’était le plus émouvant depuis longtemps, se rappelle Ainhoa Achutegui. C’est comme si tout allait fermer du jour au lendemain.»
Justement, lundi, le Premier ministre, Xavier Bettel, et la ministre de la Santé, Paulette Lenert, confirmaient ses doutes. Oui, il va falloir se reconfiner, même partiellement, et la culture, malgré ses efforts et sa flexibilité de tous les instants, n’y échappera pas (sauf les bibliothèques, les musées et les galeries qui restent ouverts). Dès demain, ils seront donc nombreux à tirer le rideau, une nouvelle fois, certes pour trois semaines seulement. Tout le monde le savait, mais personne n’osait se l’avouer, pourrait-on résumer, comme le confirme la directrice du CCRN : «On n’est pas dupes : le projet de loi est passé devant les instances, il y a eu un Conseil d’État… C’était évident!» Steph Meyers, des Rotondes, reconnaît même en avoir discuté avec son équipe depuis une semaine. Il y a même vu un «côté appréciable», dans ce qu’il nomme le «petit train-train des annulations et des reports». «On a mis sur pied deux scénarios sur lesquels se baser et agir en conséquence. On a pu se projeter, se préparer, prévenir les artistes…» «C’était une nouvelle mort annoncée!», martèle, définitif, Tom Leick-Burns, à la tête des Théâtres de la Ville de Luxembourg, seulement consolé par la création AppHuman qui pourra encore se jouer ce soir… «Il faut savoir se contenter des petits cadeaux», dit-il, un brin résigné.
Lui, comme d’autres de ses homologues, étaient lundi devant son écran pour suivre le nouvel épisode politique autour du Covid-19, dont la rythmique hasardeuse et spontanée prend des airs de télénovela brésilienne, avec ses coups du sort et ses incompréhensions. Outre l’expression «renoncer à ce qui ne s’impose pas», lâchée par Xavier Bettel (qui pourrait faire l’objet d’un sujet pour le bac de philosophie), la plupart ont remarqué que les mots «culture» ou «spectacle» n’ont jamais été prononcés. «Oui, ça nous a un peu étonnés, confie Bernard Baumgarten, du Trois C-L. Dans un tel contexte, c’est vrai, on ne peut pas citer tout le monde, mais on se sent quand même oublié.» «C’est très frustrant, poursuit Ainhoa Achutegui. On voit bien que la culture n’a pas une place aussi importante dans la pensée des gens que, par exemple, la religion, qui existe au niveau constitutionnel.» «Pourtant, nous aussi, nous sommes des lieux de culte!», sourit René Penning, de la Kulturfabrik, dans un clin d’œil.
Une négligence qui n’est pas à mettre sur le compte du ministère de la Culture, défendu par ses ouailles qui, selon eux, travaille d’arrache-pied et se montre disponible auprès de chacun. «On est accompagné et on trouve des solutions ensemble», dit Bernard Baumgarten. «Avec Sam Tanson, on a la meilleure ministre qu’on puisse avoir : elle est là, à l’écoute, agit tout de suite, autant qu’elle peut, pour nous comme pour les artistes», appuie la directrice de Neimënster. Sans oublier que parfois «les politiques prennent des décisions à contrecoeur, tempère René Penning. Mais voilà, «quand ça ferme, ça ferme!», bondit le chorégraphe, comme pour couper court au débat. Son nouveau projet «Covid compatible» est, comme d’autres, mis en suspens, et ce, malgré toutes les mesures prises pour que le public se «sente en sécurité». La question est donc posée : ce nouveau confinement n’est-il pas exagéré ?
«On n’aimerait pas être à leur place»
D’une manière générale, personne ne doute de la bienveillance du gouvernement, et l’expression «on n’aimerait pas être à leur place» arrive régulièrement dans la discussion. Mais tout de même, le doute est permis : «Je vois bien, quand on dit qu’il ne faut pas circuler le soir et éviter d’aller au théâtre – alors que ce sont les lieux les plus sécurisés – mais quand je vois la zone piétonne du centre-ville, même avec toute ma bonne volonté, j’ai du mal à comprendre», poursuit Bernard Baumgarten. «Les salles ont réduit leur jauge, on y garde le masque, on n’y sert plus de boisson… Je ne pense pas que ce soit dans les lieux culturels qu’on attrape aujourd’hui le virus», abonde René Penning. Même son de cloche à Neimënster : «Sur nos derniers concerts, on faisait salle comble avec 30 personnes, soit 10 % de la capacité habituelle. Et on a un chef de la sécurité, formé, qui ne s’occupe que de ça : combien de spectateurs? Où marchent-ils, par où sortent-ils? Les salles sont-elles bien aérées et désinfectées? Tous les secteurs n’ont pas cela!»
D’autres, comme Tom Leick-Burns, aurait préféré un choix plus clair, et surtout non clivant : «Si on avait dit : « il faut avancer le couvre-feu à 19 h pour que les gens restent chez eux », ça aurait été pareil pour tout le monde et on aurait tout à fait compris. Mais là, on insiste sur le port du masque et les endroits où on l’enlève, ça prête à confusion…» Un terrain sur lequel ne veut pas s’engager le directeur des Rotondes : «Est-ce que ça va trop loin? Est-ce qu’il faut fermer totalement ou être, au contraire, un contrepoint nécessaire? C’est faire de la politique que de prendre ces décisions-là! Moi, ce n’est pas mon boulot, qui consiste à prendre les mesures et faire avec les décisions, de manière la plus objective et pragmatique possible.» «On peut bien évidemment argumenter « pourquoi nous, pourquoi pas eux? », s’interroge-t-on du côté de la Kulturfabrik. Mais on ne veut pas rentrer dans ce jeu! On ne peut pas exiger la fermeture des magasins ni des des cantines scolaires, parce que l’on ferme nos lieux. Il n’y a pas toujours de cohérence dans les décisions…»
Loin d’être divisé, le microcosme pense surtout au public et aux artistes que l’on prive, une nouvelle fois, les uns de se divertir et les autres de travailler correctement. Bernard Baumgarten : «Moi, je suis allé voir des spectacles tous les soirs, et j’entends la même chose : le public est content d’y retourner, d’oublier pendant quelques heures la situation et d’avoir une simulation de normalité. Ils ont un petit moment de répit, et on le leur enlève…» «La population a besoin de se retrouver, de passer de bons moments. C’est sa santé mentale qui est en jeu!», ajoute, grave, Tom Leick-Burns. «La culture nous donne tellement et les gens viennent de bon cœur, même s’ils doivent garder leur masque pendant 1 h 30. Notre frustration, elle est là!», conclut Ainhoa Achutegui.
Les répétitions et les résidences se poursuivront
Malgré la tristesse, chacun, aujourd’hui, va reprendre ses activités, avec ses possibilités propres et ses visions. Aux Rotondes, où l’on «aimerait franchement tordre le cou à ce virus», on va passer du temps sur les mails et les téléphones pour gérer avec les spectateurs les annulations, tout en prolongeant l’exposition «LEAP» de deux semaines (jusqu’au 13 décembre). Idem à Neimënster, avec quatre expositions et une installation qui resteront ouvertes aux curieux, et de prochaines propositions en «live streaming», comme ce week-end, avec le festival jazz «Shuffle».
Dans les coulisses, contrairement au premier confinement de mars, les répétitions et les résidences se poursuivront, en attendant de dévoiler tout ce travail sur scène. La Kultufabrik, elle qui avait trouvé des alternatives en été sur son parvis, regrette ce «manque de lien social», préférant pour sa part se projeter en 2021. Le Grand Théâtre, enfin, dit se tenir «prêt pour le 15 décembre». À condition, bien sûr, que tout soit réglé d’ici là… «Personne ne peut dire si ça va vraiment durer trois semaines», concède Bernard Baumgarten, tandis que René Penning, un brin las, a bien du mal à dissiper le brouillard dans lequel tout le secteur est plongé : «Il est difficile de se projeter dans le futur. Qui nous dit qu’on ne sera pas confiné pour le carnaval? Tout cela n’a plus de sens…»
Valentin Maniglia et Grégory Cimatti
Quid des cinémas ?
Oui, Mank sortira de toute façon sur Netflix. Oui, c’était le film le plus attendu de cette fin d’année et oui, c’est l’une des grandes expériences cinématographiques de 2020. Mais, ironie du sort, après une semaine d’exploitation dans les salles du Grand-Duché, les spectateurs qui ne l’ont pas encore vu devront attendre sa mise en ligne sur la plateforme de streaming, le 4 décembre, car si, comme le veut l’expression, «pendant les travaux, le cinéma reste ouvert», on sait aussi malheureusement ce qu’il en est en période de pandémie.
Le début du reconfinement partiel, jeudi, force même les salles à fermer dès aujourd’hui, mises au pied du mur devant l’inutilité (et une perte d’argent supplémentaire) d’exploiter de nouvelles sorties pour un jour seulement. «Le mercredi est traditionnellement le premier jour d’une nouvelle semaine cinématographique et donc la décision de ne plus ouvrir (aujourd’hui) est une décision logique, suivie par l’ensemble des exploitants de cinéma luxembourgeois», à savoir le réseau Caramba Cinémas et l’ASBL Centre de diffusion et d’animation cinématographique (CDAC), indique Kinepolis Luxembourg dans un communiqué.
Malgré des mesures renforcées
Malgré les mesures de sécurité renforcées et rigoureusement pratiquées que l’on a pu observer non seulement dans les cinémas mais aussi dans tous les lieux culturels, les salles sont, encore une fois, réduites au silence. Un silence auquel Raymond Massard refuse de se soumettre, lui qui a plus d’un tour dans son sac, comme il l’avait prouvé en mai, et pendant trois mois, avec un drive-in qui avait pris ses quartiers à Mamer et ailleurs. L’exploitation de salles, une tradition familiale pour ce fils et petit-fils d’exploitants, est devenue avec la pandémie un casse-tête qu’il faut à tout prix résoudre, alors les cinémas Caramba ont annoncé dans un communiqué avoir «récemment perfectionné une plateforme permettant la diffusion de films, via streaming, à un public qui a acheté des tickets en ligne pour la séance virtuelle».
Ces projections virtuelles – procédé adopté par certains cinémas lors du premier confinement, notamment aux États-Unis et en France – seront organisées «de novembre à décembre», suivies pour la plupart d’une téléconférence avec l’auteur(e) du film, pour prolonger l’expérience et offrir au public un petit plus que les salles, même ouvertes, n’offrent pas forcément. Le programme détaillé avec horaires est encore à venir, mais Caramba a déjà annoncé ses deux premiers films : River Tales de Julie Schroell (choisi pour représenter le Luxembourg aux prochains Oscars) et Skin Walker de Christian Neuman. S’il y a là un message à comprendre, c’est que la nécessité de faire continuer à vivre le cinéma au Luxembourg doit se faire avec les films du Luxembourg. En attendant plus…