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[BD] «Le Dernier debout» : le long combat de Jack Johnson


Sorti outre-Atlantique en 2023, ce roman graphique jouit du talent d’un autre duo, virevoltant comme des danseurs du ring : Youssef Daoudi et Adrian Matejka. (Photo : futuropolis)

Il a été le premier Noir à dominer les Blancs sur un ring. Voici la trajectoire d’un champion et celle de l’Amérique raciste du début du XXe siècle, racontées dans une écriture légère comme un jeu de jambes et un graphisme qui frappe comme un uppercut.

L’histoire

Le 4 juillet 1910, des milliers de fans de boxe prennent d’assaut le nouveau stade de Reno, Nevada, pour assister à une confrontation épique : Jack Johnson, le premier champion noir catégorie poids lourds au monde, est confronté à un ancien champion blanc, Jim Jeffries. Derrière le combat, l’histoire de l’Amérique du début du XXe siècle avec les cicatrices laissées par la guerre de Sécession et la ségrégation à l’œuvre. Les spectateurs attendent avec impatience que Jeffries rétablisse la hiérarchie raciale que Johnson a bousculée…

Il y a trois ans, les éditions Futuropolis, par l’entremise du duo d’auteurs Ferrara-Dedola, évoquaient le monde de la boxe et le «match du siècle» entre Joe Frazier et Mohamed Ali de 1971. Plus de soixante ans avant, un autre, moins connu, divisait déjà l’Amérique : celui entre Jack Johnson et Jim Jeffries. D’un côté, un «colosse» de près de deux mètres pour 95 kilos sur la balance, surnommé le géant de Galveston. En face, toujours invaincu et de retour après une longue retraite, un costaud au doux nom de «Chaudronnier». Le Singe contre le Tigre tient tout le pays en haleine, jusqu’à l’écrivain Jack London, grand défenseur du noble art, qui affirme vouloir tellement voir ce combat «que c’en est douloureux». Les 16 000 fans réunis le 4 juillet 1910 sous le soleil brulant de Reno (Nevada) ne diront pas le contraire.

Si la date, jour de la fête nationale américaine, est symbolique, le duel qui s’annonce l’est tout autant : deux années auparavant, contre Tommy Burns, Jack Johnson, d’origine éthiopienne, est devenu le premier noir champion du monde des poids lourds, brisant alors l’interdit qui privait les boxeurs de sa couleur de s’emparer du titre prestigieux. Une victoire qui a fait l’effet d’un uppercut au foie dans une Amérique encore marquée par la guerre de Sécession, et où le racisme s’exprime sans retenue.

C’est également la période où le Ku Klux Klan renaît de ses cendres mal éteintes et celle des lois Jim Crow imposant la ségrégation pour entraver les droits obtenus par les Afro-Américains (abolition de l’esclavage, citoyenneté, droit de vote). Autant dire qu’en cet été 1910, la presse, le public et une partie de la population du sud des États-Unis sont tous derrière le «grand espoir blanc».

Le ring pour échapper à son destin

Sur le ring, il n’est donc pas que question d’esquives et de directs. La cause est plus profonde : celle de rétablir la hiérarchie raciale, surtout devant ce gaillard qui se sait le meilleur et ne baisse jamais les yeux. Lui ne réclame qu’à être reconnu comme un homme libre, après avoir vu père et mère enchaînés à un statut d’esclaves. Il a d’ailleurs tout fait pour échapper à son destin, promis aux écuries ou aux docks. Quant à l’Afrique, il ne l’a jamais connue. Non, avec son large sourire «en or», il n’aspire qu’à profiter de la vie : gagner des dollars, être célèbre, collectionner les beaux vêtements, les voitures de luxe, les femmes, blanches surtout…

Alors autour de lui, tandis que le gong résonne, l’animosité s’affiche et se hurle : «bâtard», «macaque», «moricaud» sont les cris qui accompagnent chacun de ses coups. Mais il en a entendu d’autres. Lui est venu pour gagner, déterminé à venger tout un peuple selon une maxime imparable : «Plus je gagne de l’argent, plus je suis dangereux. Plus je suis dangereux, plus je deviens noir».

Je n’appartiendrai jamais à personne

Le Dernier debout n’est pas seulement un livre sur la boxe ou sur l’histoire d’un Afro-Américain au début du XXe siècle. C’est aussi un ouvrage sur les États-Unis, dans ce qu’ils ont de plus génial et de plus bestial. Dans les pas de l’imposant boxeur qui «n’appartiendra jamais à personne», on suit en effet l’arrivée du téléphone, le développement du cinéma (avec notamment le film Naissance d’une nation), la mode pour les courses automobiles et les paris.

Mais il y a parallèlement les caricatures racistes dans les journaux, la «color line» qui discrimine la population noire depuis 1865 (à la fin de la guerre de Sécession) ou d’autres lois ségrégationnistes comme le «Mann Act», qui obligera plus tard Jack Johnson à l’exil et à la prison pour le simple fait d’avoir marié Lucille Cameron, une Canadienne. Blanche.

Ecriture à plusieurs niveaux

Sorti outre-Atlantique en 2023 (sous le titre Last On His Feet), ce roman graphique jouit du talent d’un autre duo, virevoltant comme des danseurs du ring. Dans le coin rouge-noir-blanc, les seules couleurs de sa palette, le dessinateur-illustrateur marocain Youssef Daoudi (Monk!) casse les codes, les formes et les lignes avec un trait hybride, élastique même, allant du graphisme à la publicité. C’était ce qu’il fallait pour laisser les mots du poète afro-américain Adrian Matejka s’exprimer sans contrainte.

De sa langue puissante et son écriture à plusieurs niveaux, au gré des flashbacks et des anecdotes racontées à la première personne, il donne, round après round, le rythme au combat sans fin de Jack Johnson face à un adversaire bien plus redoutable et résistant que Jim Jeffries, balayé à la quinzième reprise : la bêtise et la haine des hommes.

Le Dernier debout, d’Adrien Matejka & Youssef Daoudi. Futuropolis.

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