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« L’aventure du fer, notre patrimoine commun »


«La génération actuelle est pionnière d'un monde nouveau, comme les sidérurgistes en leur temps.» (photo Le Républicain lorrain)

L’écrivain lorrain Guy-Joseph Feller, reconnu pour son travail sur la sidérurgie, signe un roman haletant : Fuir le paradis. Le lecteur suit un couple d’immigrés italiens embarqués dans l’épopée du fer à Longwy. Un récit universel sur la sidérurgie, de son essor à aujourd’hui.

Le Quotidien : On a l’habitude d’ouvrages techniques sur la mémoire ouvrière. Vous prenez le contrepied en racontant la sidérurgie comme un roman. Pourquoi?

Guy-Joseph Feller : De nombreuses anecdotes sont vraies dans mon livre. J’ai mené deux ans d’enquêtes et je me suis basé sur l’expérience d’authentiques sidérurgistes, comme Marcel Donatti (NDLR : ouvrier lamineur à Longwy, figure de la CGT). Mais je me suis détaché de l’histoire pour rendre le récit universel. J’espère que chaque lecteur qui vit aux Trois-Frontières se reconnaîtra dans l’aventure d’Emilia et de Vittorio, pleine d’amour, véritable moteur du monde. Enfants de la sidérurgie ou non, de l’immigration italienne, portugaise, tout ce que l’on voudra; cette aventure du fer est notre patrimoine commun.

Patrimoine transfrontalier comme vous le soulignez. La cité du « Paradis » dans laquelle Emilia et Vittorio coulent une retraite paisible se situe à Longwy. Mais ça pourrait être Esch, Aubange…

Évidemment. Culturellement parlant, la sidérurgie est ancrée dans un mythe qui transcende les identités : les fils de Vulcain. Il y a quelque chose de primaire dans cette activité économique et industrielle : transformer la matière première en fonte puis en acier. De cette alchimie résulte un métier extraordinaire de magicien ( il insiste sur le mot) . Ce pouvoir a été partagé par-delà les frontières, par des gens qui arrivaient souvent sans rien. La sidérurgie a été un formidable creuset, une raison de fierté et d’intégration, une façon de s’approprier la terre que ce soit en Belgique, en France ou au Luxembourg.

En même temps, votre livre le montre bien, il a fallu un courage immense pour tenter l’aventure. L’usine, c’était aussi le danger, la mort, le déracinement.

Quand Vittorio fait son baptême du feu, au pied du haut-fourneau, les anciens l’obligent à sauter par-dessus la première coulée de fonte. Cette anecdote est véridique. Oui, l’usine était un monde rude, un monde d’hommes et de souffrance. Mais c’était la raison d’être des ouvriers. Ils étaient venus là pour travailler et leur enlever leur travail, c’était leur enlever leur raison d’être. Licencier des milliers d’ouvriers de manière aussi brutale qu’à Longwy (NDLR : en 1979, presque 8 000 emplois directs supprimés) cela a été d’une violence que l’on ne mesure pas encore totalement. Les ouvriers avaient bâti un pays qui n’était pas forcément le plus beau, mais qui leur ressemblait.

«Flammes de l'espoir» lors des fermetures d'usines à Longwy en 1979. Des deux côtés de la frontière, l'histoire du fer a marqué tout un peuple. (photo archives Piacentini)

«Flammes de l’espoir» lors des fermetures d’usines à Longwy en 1979. Des deux côtés de la frontière, l’histoire du fer a marqué tout un peuple. (photo archives Piacentini)

À ce sujet, ce qui est fascinant dans votre roman, c’est le militantisme inusable des travailleurs. Même les hauts-fourneaux couchés, Emilia et Vittorio restent attachés à leur terre!

C’est certain! Quand Emilia se casse le fémur (NDLR : l’évènement qui déclenche une rétrospective sur la sidérurgie), il leur reste un ultime combat : tenir tête à leur fils aîné qui veut les envoyer en maison de retraite. Ils vont partir dans une sorte de fuite en avant adolescente, quelque chose d’exaltant… laissons le lecteur découvrir! Une chose est sûre, les militants sont des utopistes. Au bout de leur vie, après avoir connu la solidarité et la dureté de l’usine, après avoir tout donné pour « la cause », Emilia et Vittorio n’ont plus les codes de ce monde qui leur semble trop distant. Mais ils ne renoncent pas.

Ce n’est pas parce que le courant est contraire qu’il faut cesser de nager…

Et d’un autre côté, ce ne sont pas des militants butés. Ils ont avalé les couleuvres du communisme pur et dur, ils ont connu la minute de silence pour Lénine à l’usine, ils y ont cru, ils ont rêvé très fort. Comme beaucoup d’ouvriers, ils se sont engueulés au moment où la Seconde Guerre mondiale a éclaté sur la position à suivre vis-à-vis de l’URSS. L’humanité l’emporte au final. L’esprit retors, l’amour encore, je le redis…

On est ému par la vie de vos deux héros. Vous évoquez la maison ouvrière « rustique, tenue avec un soin jaloux ». L’abnégation de ceux qui font leur besogne, « parce que l’honnêteté est élevée au rang des vertus cardinales dans la cité, et que cette droiture serait un jour ou l’autre récompensée » .

J’en ai connu beaucoup des ouvriers comme ça, j’ai visité leurs usines quand elles fonctionnaient, j’ai partagé leur histoire… Travailler dans la sidérurgie relevait de l’initiation. Il fallait tasser quelque chose en soi pour en ressortir grandi.

Au final, quelles traces a laissé la sidérurgie aujourd’hui… Qu’a-t-on à faire valoir maintenant que l’aventure est finie?

J’ai justement choisi un couple d’immigrés italiens pour mettre en avant une valeur très forte chez les Transalpins : la filiation. À l’échelle familiale, Vittorio et Emilia sont peut-être « trahis » par leur grand fiston qui pense les enfermer en maison de retraite, après une vie de lutte. Mais il y a toujours quelqu’un pour reprendre le flambeau. Je vais vous dire, j’ai beaucoup de considération pour la génération d’aujourd’hui. Elle voyage, elle prend des risques, elle rêve de nouveau d’un monde plus juste, plus humain… Elle est pionnière d’un monde nouveau, comme les sidérurgistes en leur temps. Qui pourrait croire qu’après une épopée pareille, celle du fer, tout se soit arrêté?

Hubert Gamelon

Fuir le paradis, Guy-Joseph Feller. Éditeur : Paroles de Lorrains.

L’usine, l’amour, la vie

Le début du récit semble plutôt banal. Emilia, grand-mère amoureuse de son retraité de la «sidé», Vittorio, se fracture le fémur. Le couple vit dans une cité ouvrière imaginaire, Le Paradis, qui ressemble à n’importe quelle commune du Bassin du fer. Les enfants se déchirent pour, finalement, envoyer les deux octogénaires en maison de retraite. Quitter Le Paradis? Jamais!

Les souvenirs de l’usine refont surface et donnent au couple la force d’une ultime fuite en avant. On revit tout l’élan d’une utopie vivante, celle de la cité ouvrière, comme jamais auparavant on ne l’avait racontée. Le lecteur court derrière les pages comme Vittorio va à l’usine pour la première fois, «en enfourchant le grand vélo et sans se retourner, en appuyant très fort sur les pédales »…superbe!

Édition Paroles de Lorrains, 64 avenue du 8-Mai, 54400 Longwy. Tel : 00352 3 82 23 75 27

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