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La préhistoire des médias, terrain de jeu expérimental


Long de plus de 2,50 mètres, le pavillon acoustique de l’Auxetophone, manié par Aleksander Kolkowski, a nécessité plus de 350 heures d’impression 3D. (Photo : Julien Garroy)

Des chercheurs du C²DH ont présenté à la Kulturfabrik un projet autour de l’«archéologie expérimentale du média». Une façon tout aussi savante que ludique de lier le passé et le présent.

Écouter un enregistrement de la voix du ténor Enrico Caruso datant de 1909, regarder un dessin animé de Félix le Chat réalisé il y a un siècle ou assister à un spectacle de lanterne magique, le tout avec du matériel et la qualité de l’époque, est toujours possible en 2022.

Une triple performance initiée par des chercheurs du Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C²DH), implanté sur le campus d’Esch-Belval de l’université du Luxembourg, présentée au public comme aboutissement d’un imposant travail commun autour de l’«archéologie expérimentale du média».

Mercredi soir, à la Kulturfabrik, on proposait de la musique enregistrée et des images mouvantes comme principales attractions, devant le regard ébahi des spectateurs. Oui, on aurait cru revenir au début du siècle précédent, quand les foules s’agglutinaient pour assister aux premiers spectacles sonores et visuels.

Cette édition du Forum Z – un évènement qui voit les chercheurs du C²DH rencontrer le public autour de questions en matière d’histoire contemporaine – replongeait donc à l’époque où le cinéma et la musique enregistrée n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements, en y apportant une touche toute moderne et une envie de faire sortir le sujet de réflexion hors de l’enceinte universitaire.

Une approche à deux facettes

Ce projet performatif d’environ 3 x 20 minutes «a une longue histoire», nous explique Andreas Fickers, directeur du C²DH et l’un des deux instigateurs du projet. «Nous faisons de l’archéologie des médias depuis des années, en utilisant une « approche pratique de l’histoire ».»

Notre façon de faire de la recherche est différente de l’habituelle étude de sources écrites et d’archives

Son collègue, le professeur adjoint et chercheur scientifique principal Stefan Krebs, poursuit : «Notre approche a deux facettes : d’un côté, notre façon de faire de la recherche est différente de l’habituelle étude de sources écrites et d’archives; de l’autre, cela nous donne la possibilité de présenter l’histoire autrement.»

«Archéologues» des médias, universitaires chercheurs, artistes… Les participants au projet sont un peu tout cela à la fois. «Lorsque nous avons soumis la proposition de recherche, raconte Andreas Fickers, nous avions déjà en tête des façons de la mener, et avec qui. Nous connaissions le travail d’Aleksander Kolkowski sur le son et l’art de la projection de Karin et Ludwig Bienek, et nous savions que Tim van der Heijden serait intéressé à faire des recherches sur les technologies visuelles.»

«Il nous fallait aussi les objets, complète Stefan Krebs : Alex, Karin, Ludwig et Tim ont tous leurs collections, mais ce projet s’est finalement monté en mélangeant leurs propres appareils, des achats que nous avons faits et des répliques que nous avons construites.»

Recréer un pavillon acoustique

Le musicien et compositeur Aleksander Kolkowski a ainsi présenté un Auxetophone, soit un gramophone à air comprimé développé à la fin du XIXe siècle par les ingénieurs britanniques Charles Parsons et Horace Short, d’après l’aérophone de Thomas Edison.

L’Auxetophone a été «le premier appareil à jouer de la musique enregistrée en plein air : dans des parcs, des stades…», explique Kolkowski. Lui connaît bien l’objet, qu’il côtoie et manipule depuis une décennie. Pour le Forum Z, il a dû fabriquer la réplique d’un pavillon acoustique «conçu dans les années 1920 par Percy Wilson, un ingénieur anglais qui a révolutionné les dispositifs d’amplification sur gramophone», afin de rendre le son audible pour le public.

Un travail de longue haleine réalisé avec des étudiants en ingénierie, au Kirchberg, et qui a donné un imposant haut-parleur long de 2,50 mètres, sorti d’une imprimante 3D après plus de 350 heures.

On est saisi par la qualité impressionnante du son que l’objet produit, quand Aleksander Kolkowski tourne la manivelle pour faire entendre la voix de Caruso, enregistrée en 1909, ou d’un extrait du Carmen de Bizet enregistré deux ans plus tôt.

Après le son, l’image : l’historien Tim van der Heijden, spécialiste du cinéma amateur depuis la fin du XIXe siècle à nos jours, est, lui, armé d’un Kinora, sorte de «flipbook» mécanique «inventé par les frères Lumière un an après le cinématographe», en 1896, et de la Pathé-Baby, système de cinéma de poche comprenant une caméra, un projecteur et un écran, «lancée il y a tout juste 100 ans».

Aujourd’hui, créer sa propre vidéo est un acquis pour tous, mais Tim van der Heijden rappelle que le principe de «l’image mouvante non produite par des professionnels mais par des gens comme nous» puise aussi son origine dans les débuts du cinéma. «Les familles et les curieux voulaient créer des images comme passe-temps ou comme souvenirs pour leurs enfants et petits-enfants.»

Lien avec le public

Lumières éteintes dans la petite salle de la KuFa, l’historien projette un film d’animation d’époque avec Félix le Chat et, sur le Kinola, une animation de quelques secondes d’un patineur sur glace. Mais lui aussi s’est amusé à réaliser ses propres films amateurs, sur Kinola et Pathé-Baby, dont la vedette, un bébé qui mange, marche à quatre pattes et voit la mer pour la première fois, n’est autre que sa fille.

En quelques images, Tim van der Heijden construit un pont entre le passé et le présent, en s’amusant bien sûr, mais en y trouvant en fin de compte «un regard différent» sur notre rapport à l’image.

Nous croyons aujourd’hui que l’illusion sur l’écran est plus réelle que la réalité

«Nous vivons dans une société qui est habituée aux écrans. Mieux : nous croyons aujourd’hui que l’illusion sur l’écran est plus réelle que la réalité, pour la simple raison que tout ce que l’on sait du monde aujourd’hui, on le sait grâce à l’écran», philosophe de son côté Ludwig Vogl-Bienek.

L’illusion, c’est son rayon, lui qui donne depuis plus de 30 ans, avec Karin Bienek, des spectacles de lanterne magique (ou, comme il aime à les appeler, selon une expression du XIXe siècle, de l’«art de projection»), qu’ils ont développés, au fil du temps, comme «un travail entre la reconstitution historique, le spectacle expérimental et la recherche scientifique».

Ancêtre du projecteur, la lanterne magique, à l’intérieur de ce projet, est le lien parfait entre le travail universitaire et la présentation au public, à travers un vrai spectacle (et un accompagnement musical… à l’Auxetophone).

«On apprend énormément du public qui reçoit ce son et ces images», dit Aleksander Kolkowski. «Il y a 20 ou 30 ans, on voyait ces objets comme obsolètes, continue-t-il. Mais aujourd’hui, à l’ère digitale, ils sont tellement éloignés de ce que l’on connaît que les gens sont fascinés. On a le sentiment qu’on perd vraiment quelque chose.»

De toute évidence, l’une des raisons pour lesquelles le public était impressionné. Et le musicien de citer l’un de ses films préférés, Touch of Evil (Orson Welles, 1958) : «It’s so old it’s new.»

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